Un nouvel ordre colonial

La semaine anticoloniale sera l’occasion de débattre des formes actuelles de colonialisme, notamment celles qui s’exercent à travers la domination des multinationales.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 18 février 2010 abonné·es

Politis : Quand et comment est née la semaine anticoloniale ?

Patrick Farbiaz : Lors des manifestations de février 2005 contre le projet de loi visant à faire état d’un « bilan positif » de la colonisation dans les manuels scolaires français. Par la suite, les émeutes de novembre ont vu des milliers de jeunes, déjà stigmatisés, soumis à une loi d’état d’urgence employée de la même manière que lors de la guerre d’Algérie. Quelques mois auparavant, en janvier 2005, l’appel des Indigènes de la République, en posant la question de la place des enfants d’immigrés, avait réintroduit la question coloniale au cœur du débat politique. On ne peut pas séparer l’« ancien » colonialisme de ses résurgences actuelles dans notre société. Le modèle social des médias est un modèle « hors sol » qui dissimule aux gens leur propre culture. Il contraint à devoir un jour se poser la question : « Qui sommes-nous ? »

Comme une riposte à Éric Besson, vous organisez un colloque intitulé « Identité nationale : identité coloniale ». En quoi le ministère de l’Immigration représente-t-il le cœur de l’idéologie coloniale ?

Ce ministère présente trois des aspects fondamentaux du nouvel ordre colonial. Les politiques d’immigration et d’intégration stigmatisent les étrangers et théorisent leur exploitation.
La question de l’identité « nationale » guide les pires dérives. Enfin, le codéveloppement institutionnalise le pillage des ressources des pays du Sud. Ressources naturelles et intellectuelles, par le biais de l’immigration choisie, par laquelle l’Europe vide les nations des forces pensantes qui leur permettraient une réelle émancipation.

À l’heure de Copenhague, de nombreuses entreprises optent pour le « durable » dans des pays du Sud (culture bio au Maghreb, barrages hydroélectriques géants en Amazonie, biocarburants).
Or, leurs activités se font souvent dans le mépris des populations locales. Peut-on parler de colonialisme vert ?

C’est aussi le fond de l’échange des quotas et des « droits à polluer ». Surtout, ce colonialisme prend des terres cultivables utilisées pour l’agriculture de subsistance des populations pauvres afin de les transformer en terres de monoculture, comme l’ont fait les entreprises du XIXe siècle avec la canne à sucre. C’est une attaque directe contre la paysannerie et le droit des peuples, qui pose la question des crises alimentaires à venir. D’autre part, il y a une véritable résurgence du colonialisme dans sa forme la plus primaire : la colonisation des terres. C’est le cas à Madagascar et en Patagonie, où ce sont des millions d’hectares qui échappent aux populations locales. En Europe même, le rachat de terres ukrainiennes par des fermiers bretons est subventionné par la Communauté européenne !

Vous parlez des assassinats commis au nom de la colonisation. Éric Besson dit « regretter » la proposition algérienne de criminaliser le colonialisme français.

L’initiative algérienne est nécessaire pour établir un nouveau type de gouvernance mondiale. Et j’irai même plus loin. Il ne s’agit pas seulement du droit des victimes à être reconnues comme telles, ce qui en soit est important, mais réellement du droit à la réparation, pour l’ensemble des ex-colonies. Comment peut-on exiger le remboursement de la dette des pays du Sud alors que notre dette écologique et climatique envers eux est loin d’être calculée ? La désertification a aussi avancé en raison de la façon dont on a imposé des monocultures en Afrique et ailleurs. Cette question de la réparation va être de plus en plus d’actualité [^2].

Puisque nous en sommes au bilan du colonialisme, qu’en est-il d’Haïti ?

Haïti est l’une des premières terres découvertes par Christophe Colomb. Elle a vécu les pires aspects de la colonisation. Après le génocide et l’esclavage, tout a été fait pour contenir et détruire la jeune république de Toussaint Louverture, première république noire. Tout a été fait pour casser la dignité du peuple et saper les bases de l’État, avec pour résultat une vulnérabilité structurelle accrue à tout type de catastrophe. Alors, quand j’entends certains penseurs français parler du « chœur des pleureuses » aussitôt qu’est abordée la notion de responsabilité, je leur dis : « J’assume. » La question de la mémoire coloniale est importante et constitue une véritable réalité politique. Nier ces questions, c’est se priver des éléments pour comprendre le monde tel qu’il est aujourd’hui.

Qu’en est-il de notre patrimoine commun concernant ce devoir de mémoire ?

Il suffit d’observer la mémoire audiovisuelle française. Le colonialisme s’y résume aux indépendances. Les horreurs de l’histoire nord-africaine de la France ont été littéralement bannies de la mémoire collective, c’est « la spirale du silence ». Le fait colonial, où et quel qu’il soit, doit être dit et reconnu.

Sur le plan diplomatique, la France de Nicolas Sarkozy est-elle plus impérialiste que celle de l’avant-Sarkozy ?

Nicolas Sarkozy est l’homme de la mondialisation et du capitalisme. Il est mandaté par des gens du complexe médias-armement, comme Dassault, Proglio et Lagardère. La nouveauté,
c’est qu’il intervient dans une phase de recolonisation pour laquelle le terrain a été préparé par la dette et le démantèlement des pays du Sud, à coups d’ajustements structurels [^3]. Le nouvel ordre colonial emploie la même rhétorique et reprend les valeurs de l’ancien. Le discours de civilisation sur lequel Nicolas Sarkozy s’appuie a juste été mis au goût du jour : faire progresser la démocratie, le droit des femmes…

Peut-on dire que le colonialisme du XXIe siècle s’est mondialisé et qu’il existe désormais une sorte de libre marché du colonialisme où l’exploitation exclusive d’une nation par une autre est remplacée par l’exploitation d’une nation par plusieurs autres ?

En effet, il n’y a plus d’exclusivité d’une puissance coloniale, même si, économiquement, les zones d’influence sont nettes ; la colonisation, sauf exception, n’est plus une colonisation de peuplement exclusive par un État. Elle se fait par des multinationales et des entreprises qui, même lorsqu’elles sont françaises, sont soumises à un capital international.
Plusieurs entreprises ont d’ailleurs été nominées pour le prix du « colonialiste de l’année ». Vous avez un favori ?
Pas encore, il y aura un vrai débat démocratique pour désigner le gagnant ! En revanche, cette année, nous avons été confrontés à une difficulté. Le débat d’Éric Besson a suscité beaucoup trop de nominations, surtout chez les politiques. C’est très significatif ! Leurs déclarations ont été plus nombreuses mais également plus précises et plus stigmatisantes que les années précédentes.

Quelles formes prennent les luttes anticoloniales aujourd’hui et quels relais trouvent-elles ?

Les grands leaders des indépendances étaient des penseurs du panafricanisme et parlaient de la « grande nation africaine ». Le cas de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba) est un modèle de fédéralisme intéressant. En 1922, l’Union intercoloniale, qui rassemblait des immigrés indochinois, africains et antillais, a lancé un « appel aux populations des colonies » à travers le journal le Paria, dirigé par Ho Chi Minh. Son appel est toujours d’actualité. La semaine anticoloniale doit être l’occasion de lancer un mouvement « Sortir du colonialisme », permettant de faire converger les luttes et d’affirmer une présence anticoloniale permanente forte fondée sur des alternatives locales dans le monde entier.

* La semaine anticoloniale se déroule du 19 au 28 février
et propose conférences, débats, expositions, spectacles,
ainsi qu’un Salon anticolonial. Pour plus de renseignements : www.anticolonial.net.

[^2]: Sur cette question de la réparation, voir également notre article p. 32.

[^3]: Le Fonds monétaire international peut imposer aux États en difficulté souhaitant souscrire un emprunt auprès de la Banque mondiale de s’engager dans une politique d’ajustement structurel. Celle-ci nécessite une réduction des dépenses d’État, soit une privatisation massive du secteur public qui profite aux multinationales.

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