Des amies très chair

« Coney Island Baby » revisite le parcours
de deux icônes sexuelles : Bettie Page
et Linda Lovelace.

Marion Dumand  • 18 mars 2010 abonné·es

Mini-shorts et oreilles de lapine, deux jeunes femmes sont assises dans le vestibule de la célébrité. Pas n’importe laquelle, celle des « playmates », celle de Playboy. Hugh Hefner, patron légendaire, les reçoit, les prévient. « Il faut un moral d’acier, car cette vie n’est pas toujours facile à gérer. » C’est lui qui ouvre alors le bal en entraînant filles et lecteurs dans une ballade du temps passé. À trente ans de distance, deux destins sur talons hauts se croisent en des flash-back bien ordonnés, documentés et librement inspirés : Bettie Page, « la » pin-up des années 1950, et Linda Lovelace, l’héroïne du film Gorge profonde , tourné dans les années 1970, renaissent sous la plume racée de Nine Antico.

La première bande dessinée de Nine Antico, le Goût du paradis, avait été remarquée, sélectionnée pour Angoulême 2008. On guettait depuis son prochain travail, on découvrait même quelques planches de Coney Island Baby dans Lapin, la revue de l’Association, sans en comprendre ni la force ni le culot. Après le Goût du paradis et son adolescente de banlieue, une autre jeunesse, tout droit sortie des années 1940 à l’américaine, en manches ballons et ­socquettes blanches, semblait l’inspirer : « le genre de fille à qui l’on promet un brillant avenir » , une certaine Bettie…

Bettie Page et Linda Lovelace, deux icônes. Mais aussi deux époques et deux caractères bien différents. Autant Bettie Page incarne la beauté parfaite, autant Linda Lovelace figure « the girl next door ». Leurs talents n’ont pas plus de points communs. La première resplendit de fraîcheur, qu’elle soit en bikini ou en tenue sado-maso ; la seconde n’a pas son pareil pour avaler des phallus jusqu’à la glotte… puisqu’y réside son clitoris, selon le scénario de Gorge profonde. Et pourtant Nine Antico les relie, comme la chair et la célébrité les ont liées, véritables pivots de leur vie. Il y a un avant, entre concours de miss et films amateurs. Un pendant, mêlant reconnaissance et exaltation. Un pendant qui s’éternise, les dépasse ou les enferme. Une photo de nu, et la police vient frapper à la porte de Bettie.

Le succès d’un film X, et tous les rôles qui lui sont proposés sont de la même eau. N’oublions pas le constat d’Hugh Hefner : une telle vie n’est pas toujours facile à gérer… L’après, alors, c’est la chute, la rupture. Bettie abandonne ses clichés quand elle se remarie, puis tourne mystique. Linda devient épouse et mère, et relit son parcours sur un mode féministe.
Coney Island Baby ne juge ni le dévoilement de la chair ni la quête de rédemption ; ne tombe ni dans le pathos ni dans le porno. Nine Antico est parfaitement à l’aise avec ce scénario plein de sens et de sexe, dont son trait sec et précis désamorce l’excès, avec ces femmes qu’elle aime à dessiner. Le noir et blanc enveloppe jusqu’à leurs gestes quotidiens d’une auréole : bien souvent, le décor disparaît au profit d’un cadre dans le cadre, cercle ou rectangle doux, rayures sur aplats. Mais l’auréole n’est pas un bouclier : les femmes trinquent. Et celles qui aimeraient leur succéder regardent Gorge profonde en action et s’interrogent, perplexes : « Franchement, t’as l’impression qu’elle se force ? » L’énigme et les icônes demeurent.

Culture
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