Ben Gourion : promenade ou impasse ?

La décision du maire de Paris de donner le nom de David Ben Gourion à une promenade plantée fait fi de l’action colonisatrice de ce dernier.

Michèle Sibony  et  Adnane Ben Youssef  • 1 avril 2010 abonné·es

En juillet 2008, le conseil municipal de Paris décidait de donner à une promenade plantée le nom de David Ben Gourion. Le maire de Paris vient de choisir d’inaugurer cette promenade le 13 avril prochain, avec Shimon Peres, président de l’État d’Israël, comme invité d’honneur. Cette décision – dans le contexte d’aujourd’hui – nécessite quelques rappels.
Ben Gourion, c’est d’abord un mythe, celui du chef fondateur d’un petit État créé au lendemain du génocide des juifs d’Europe, un État de rescapés, rejeté par le monde arabe hostile qui l’entoure, qui se bat le dos à la mer pour sa survie. Celui aussi de la main tendue à l’ennemi. Le maire de Paris, dans un communiqué du 10 mars dernier, reprend tous les éléments du mythe : Ben Gourion est l’homme qui a eu « le courage de préconiser publiquement l’évacuation des territoires occupés à l’issue de la guerre des Six-Jours dès 1967 ; sa formule célèbre “plutôt la paix que les Territoires” résume à elle seule la clairvoyance de cette position ».

Mais Ben Gourion, c’est une réalité et une action : il est l’homme qui planifie et conduit la Naqba (la « catastrophe » en arabe) et le transfert ; il est celui qu’Ilan Pappé présente dans l ’Épuration ethnique de la Palestine comme l’architecte de la stratégie de l’expulsion, dès les années 1920, préconisant à terme un État exclusivement juif quel qu’en soit le prix. Il est celui qui déclare en 1938 devant l’exécutif de l’Agence juive : « Je suis pour le transfert forcé [des Arabes], je ne vois rien là d’immoral [^2]. » Il est celui qui affirme avec cynisme : « Nous devons tout faire pour nous assurer que les Palestiniens ne reviendront jamais. Les vieux mourront et les jeunes oublieront » (Mémoires de Ben Gourion, 18 juillet 1948.) Son projet, loin d’être le partage de la terre, est celui du Grand Israël. Il l’exprime au moment de la partition de 1947 : « L’acceptation de la partition ne nous engage pas à renoncer à la Cisjordanie, on ne demande pas à quelqu’un de renoncer à sa vision. Nous accepterons un État dans les frontières fixées aujourd’hui, mais les frontières des aspirations sionistes sont les affaires des juifs, et aucun facteur externe ne pourra les limiter » (cité par Simha Flapan dans la Naissance d’Israël).

Ben Gourion, c’est une méthode, parfaitement identifiée par le journaliste israélien Uri Avneri : « Avant de lancer une opération militaire, il prononçait un discours se terminant par : “Nous tendons une main pacifique !” […] Il ajoutait souvent qu’il était prêt à rencontrer les dirigeants arabes, qu’il était en faveur de négociations sans conditions préalables et ainsi de suite… »

Cette dialectique sournoise entre un discours de paix qui masque une action de guerre peut-elle encore tromper, alors que, depuis 2000, le monde est témoin du déploiement de la phase 2 de la conquête ? Alors que Netanyahou annonce la poursuite de la colonisation en prétendant vouloir négocier ? Alors que l’annexion de Jérusalem-Est est en cours ?
Ce que le mythe et la méthode Ben Gourion ont toujours cherché à occulter c’est son action, la Naqba, l’expulsion massive de la population palestinienne, la destruction de 500 villages, la volonté de transfert et d’épuration ethnique, et la construction du Grand Israël. Et il faut bien le dire : ça a marché jusqu’à la fin des années 1970, quand les « nouveaux historiens » israéliens accèdent pour la première fois aux archives militaires.

N’est-on pas en droit de se demander pourquoi, aujourd’hui, malgré les preuves de l’histoire, la matérialité des faits et la continuité de la politique israélienne, M. Delanoé tient à perpétuer le mythe ?

« Mieux vaut la paix que les Territoires »  ? C’est le discours depuis Oslo, alors que, sur le terrain, la colonisation n’a jamais cessé de progresser, réalisant jour après jour le projet Ben Gourion du Grand Israël. La promenade Ben Gourion est inacceptable parce que le programme Ben Gourion, ce n’est pas de l’histoire, c’est une politique qui se perpétue sous nos yeux. La cérémonie honore aussi Shimon Peres, chef de l’État qui doit rendre des comptes sur les crimes de guerre commis à Gaza en 2009, et relie le passé au présent avec cette continuité meurtrière.
Rien n’est achevé. La politique coloniale de spoliation mise en œuvre par Ben Gourion est en cours. La mairie de Paris fait ainsi allégeance à la politique actuelle d’Israël et à une idéologie dominante représentées par Shimon Peres. Et Paris devrait avaler avec l’eau du mythe passé la potion nauséabonde d’aujourd’hui !

Les Parisiens ne doivent pas s’y tromper, la promenade annoncée n’est qu’une impasse. Le moment n’est pas aux honneurs pour Israël et ses représentants, mais à d’intransigeants rappels, assortis des pressions nécessaires, afin qu’il respecte le droit international, les droits humains et les droits des Palestiniens. Une telle action, loin de servir la paix, conforte la pire des politiques pour les peuples palestiniens et israéliens.

[^2]: Cité dans l’Épuration éthique de la Palestine.

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