« Film Socialisme », de Jean-Luc Godard : L’enfance du monde

Christophe Kantcheff  • 13 mai 2010
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« Film Socialisme », de Jean-Luc Godard : L’enfance du monde
© « FILM SOCIALISME », LE LIVRE Les éditions POL publient, le 25 mai, Film Socialisme (105 p., 15 euros), de Jean-Luc Godard, qui reprend les dialogues du film, où s’entrelacent les « visages » des auteurs cités (le cinéaste maîtrise toujours avec maestria le sampling littéraire). Un beau livre, « cousin » du film, qui a son autonomie propre.

Sur l’agenda des médias, c’est l’un des « événements » de Cannes. Jean-Luc Godard, à l’approche de ses 80 ans, présente, le 17 mai, son nouveau film (ce serait « le dernier », « l’ultime », disent certains, va savoir…), Film Socialisme , dans la section Un certain regard, et non en compétition, à sa demande. Il y aura des images sur le tapis, non pas rouge, mais bleu (la couleur d’Un certain regard), et sans doute quelques propos du cinéaste en forme de jeux de mots. Le film sera-t-il vraiment vu ? De cela, on ne saura rien, le langage médiatique étant dans l’incapacité de pénétrer une telle œuvre et d’en témoigner.

La meilleure façon d’approcher celle-ci est d’oublier ce qui s’écrit en ­boucle sur l’homme aujourd’hui. Godard l’a souvent dit lui-même : sa personne – une icône, un totem – occulte ses films. Il faut se défaire de l’image trop répandue – « l’ermite de Rolle » , sa « solitude » , sa « misanthropie » … – pour recevoir celles de Film Socialisme . Dès lors, ce qui frappe, c’est que ce film-là, aux antipodes d’une quelconque tendance dépressive, atteste d’une rare énergie créatrice. Si Film Socialisme est porté par l’œuvre entière de Jean-Luc Godard, il ne la ressasse pas. Pas de fétichisme ni de regard nostalgique. Il la contient de manière concentrée, comme un noyau qui donnerait un fruit nouveau. Il est impossible de voir Film Socialisme sans se remémorer la forme des Histoires du cinéma , des accents de Notre Musique , sans retrouver des réminiscences des films plus anciens. Mais il ne ressemble à aucun autre.

Film Socialisme  : alliance entre le cinéma et l’utopie (l’exposition que Jean-Luc Godard présenta à Beaubourg en 2006 s’intitulait Voyages en utopie ). Les deux mots s’entendent à égalité, et se conjuguent ensemble : poésie de la politique, politique de la poésie. Exemple : la première image, d’une beauté renversante, montre la mer, grise, filmée comme un corps gras, au grain soyeux, on dirait du pétrole. La première parole, synchrone : « L’argent est un bien public/Comme l’eau alors/Exactement. » Dans la deuxième partie du film (qui en compte trois), une famille tient un garage, une station-service. On relie par association : l’essence, le pétrole, l’or noir, le nerf de la guerre, l’argent liquide…

Première image, première utopie : « L’argent est un bien public/Comme l’eau. » Comme le pétrole ? Résonances et illuminations. Film Socialisme se voit et s’écoute comme un poème. Des réseaux de sens s’installent, disparaissent, reviennent, comme ceux que l’on rencontre dans les livres de Christophe Tarkos ou de Christian Prigent, ceux des grands poètes contemporains, ou dans les Chants de Maldoror . Inutile de se crisper : tout vigilant qu’il soit, le spectateur de Jean-Luc Godard se perd. Mais c’est pour mieux percevoir. Film Socialisme ne cherche pas à exclure. Bien au contraire. Il y a de la générosité dans ce film-là.

Tout poème qu’il est, Film Socialisme raconte aussi des histoires, en trois parties, donc, ou en trois mouvements. La première se déroule sur un paquebot. Godard montre les groupes pris au piège de la servitude volontaire du tourisme de masse. Il les filme avec une petite caméra numérique dont il retravaille l’image, qui en renforce le côté inquiétant, en particulier les séquences de boîte de nuit, effrayantes, caverneuses, mais fascinantes. À côté, comme si elles étaient clandestines (mais tout le monde est sur le même bateau), quelques figures connues (Patti Smith, la rockeuse littéraire ; Elias Sanbar, l’intellectuel palestinien ; Alain Badiou, le philosophe radical…) apparaissent pour ce qu’elles représentent. Tandis que d’autres personnages s’interrogent sur des détournements d’or, des agents doubles, des moments clés de l’histoire (l’Occupation, la guerre civile espagnole…).

Le paquebot semble aller dans les directions évoquées par les uns et les autres : Barcelone, Naples, Odessa, la Palestine, l’Égypte, Hellas (la Grèce). Trois villes, trois pays, et autant de symboles, qui sont au centre de la troisième partie, dénommée « Nos Humanités ».
Entre les deux, l’histoire de la « famille Martin », la plus narrative, la plus proche et quotidienne, mais pas la moins surprenante. Le père et la mère (interprétée par Catherine Tanvier, la joueuse de tennis, peut-être parce que le cinéaste est un passionné de ce sport et aime qu’on renvoie les services) ont l’intention de se présenter aux élections cantonales. Une équipe de télévision est sur place. Mais leurs enfants, Lucien et Florine, se rebellent, exigent d’être reconnus comme citoyens. Ils ne ­veulent pas subir la politique appliquée par les adultes. Ils demandent quel est le programme (absent) de leurs parents. Eux en ont un : la peinture, la musique, l’art. Et : « Avoir vingt ans/Avoir raison/Garder de l’espoir/Avoir raison quand votre gouvernement a tort/Apprendre à voir avant que d’apprendre à lire/Top cool non » .

Il y avait longtemps qu’on n’avait pas vu d’enfants dans un film de Jean-Luc Godard, des enfants qui ont cette place, centrale, et dont la parole porte, comme dans le très frontal France/tour/détour/deux/enfants , tourné en 1979 avec Anne-Marie Miéville. On ne s’attendait sans doute pas non plus à ce que l’auteur des Histoires du cinéma , aux couleurs funèbres, mette en avant les questions de transmission et de relève générationnelle. Non que Godard ait soudain abandonné sa puissance imprécatrice ou critique. Exemple : « Donc à mon avis très/Humble l’Afrique est de nouveau mal partie/Vous voulez dire pas rentrée dans l’histoire vous/Pensez ça Ce qui ne change pas c’est qu’il y aura/Toujours des salauds Et ce qui change aujourd’hui/C’est que les salauds sont sincères » (pas difficile de voir qui est visé ici). Mais l’ironie de Godard s’est teintée de légèreté. Il s’amuse par exemple à créer un bestiaire, filmant une superbe chouette égyptienne, un lama incongru ou des chats ronronnants.

Plus encore. Il n’est pas interdit d’imaginer que Jean-Luc Godard entraîne son paquebot vers les lieux fondateurs de la troisième partie : Égypte, Palestine, Hellas, Odessa, Naples, Barcelone. Berceaux d’une humanité souffrante – le film prend alors une tonalité plus sombre –, ils symbo­lisent aussi l’enfance du monde. Enfance d’un nouveau monde ? Et si c’était la destination secrète de Film Socialisme , sous-titré « Les idées nous séparent, les rêves nous rapprochent » ? Ce film superbe, dense, qui porte toutes les langues de la terre, celles qui s’entendent et celles qui se voient, s’achève sur cette sentence : « Quand la loi n’est pas juste, la justice passe avant la loi. »

Culture
Temps de lecture : 6 minutes
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