L’imagination comme un alcool fort

Le romancier Bertrand Leclair salue la langue stupéfiante de « Ti Kreiz »,
de Claude Lucas, et s’interroge sur le silence de la critique à son égard.

Bertrand Leclair  • 13 mai 2010 abonné·es

Soyons optimistes, disons que la coupe est (à demi) pleine : la littérature est furieusement vivante, il s’écrit et se publie de grands livres, puissants, novateurs, drôles, d’une intelligence manifeste, impossibles à réduire à un résumé et à un petit bonhomme qui rit, qui pleure ou qui soupire (en l’occurrence, il s’absente : il doit avoir des vapeurs). Ce sont des livres rares, qui viennent bousculer et revitaliser la représentation communément admise du monde et des êtres, et du même geste rallumer la braise du « plaisir du texte » (au sens de Roland Barthes : non pas en deçà de l’exigence, mais au-delà). Ti Kreiz, le nouveau roman de Claude Lucas, qui y déchaîne les puissances de l’écriture à la façon d’un Rabelais téléporté chez les frères communicants, est de ceux-là.

Hélas, on peut tout aussi bien dire que la coupe est (à demi) vide : ces livres n’existent pas, dans la réalité commune. Certes, ils sont (écrits, publiés), mais ils n’existent pas – puisque personne n’en entend parler. Ti Kreiz, paru début février, est exemplaire de ce phénomène : seul un journal local a jusqu’ici mentionné son existence alors qu’il est l’œuvre d’un écrivain dont le roman précédent, le très autobiographique Suerte, écrit avec l’énergie du désespoir dans les prisons espagnoles, avait été à raison salué comme un chef-d’œuvre (prix France Culture en 1996, il a été plusieurs fois réédité en poche). Même les journaux qui ont consacré de longs reportages à Lucas après sa sortie de prison, le décrivant en train d’écrire son prochain livre sur l’île d’Ouessant, n’ont pas jugé bon ne serait-ce que d’informer leurs lecteurs de la parution dudit livre.

Si Lucas avait docilement donné une suite identifiable à Suerte, il y a fort à parier que la presse aurait célébré la « réinsertion » du « gangster philosophe » reconverti en « tête de gondole », le spectacle continue. Il n’a pas respecté sa sacro-sainte « image ». Jouant avec une énergie et une verve stupéfiante du pouvoir des mots à démystifier la réalité qui nous emprisonne et l’idéologie qui la sous-tend, Ti Kreiz prouve pourtant que l’imagination peut toujours être un alcool fort plutôt que ce sirop d’enfance à laquelle la réduisent les producteurs de best-sellers (« On dirait que »), et que le lecteur biberonne : « On dirait que j’aurais perdu un enfant », « On dirait que je suis le juste parmi les justes et que je dis la vérité véritable sur la Seconde Guerre mondiale. Émancipée de la chronique réaliste, l’imagination ici à l’œuvre est au contraire décapante ; elle déborde la réalité commune, l’oblige à sortir de ses gonds, veut la contraindre à rendre un peu de nos existences, dans ce monde où « les Autorités ne rendent infalsifiables nos pièces d’identité que pour produire un effet de réel dans la fiction où elles nous gomment », et jusque dans ces villes de province où même les arbres sont « génétiquement stérilisés pour empêcher leurs fruits charnus de s’écraser sur les véhicules en stationnement et de régaler les goulus SDF toujours en quête de friandises ».

La tyrannie de l’image sociale est précisément le sujet de Ti Kreiz à travers les aventures rocambolesques de deux écrivains aussi dissemblables qu’on peut l’être, et tour à tour narrateurs. L’un, Simon Balard, fantomatique employé d’un ministère délocalisé, écrit la nuit, pour la femme qu’il aime et uniquement pour elle ; l’autre, Andros Laimb, auquel on pourrait substituer la plupart des membres de l’académie Goncourt, « traîne l’existence désabusée d’un traître à son idéal » ; la collision fortuite de ces deux écrivains et plus encore de leurs écritures est le moteur d’une intrigue aussi surréaliste que policière, puisqu’il y a des disparitions, des enquêtes, des missions qui tournent mal et une mallette à molette qui ­s’ouvre dans un miraculeux éclat de rire.
Si la critique préfère passer à la trappe un tel livre, c’est aussi qu’il touche à l’un des points sensibles de l’idéologie dominante. Quelles fictions écrire quand, disait Guy Debord, le vrai n’est plus qu’un moment du faux ? Quand nos vies sont toutes prisonnières de la fiction générale tramée à grands renforts de crise des subprimes et autre « main de Dieu » ? Quand « peu importe la vérité, seul compte le vraisemblable », comme l’affirmait récemment un auteur docile de best-sellers ?

Dans Ti Kreiz, tout est invraisemblable, et tout est vrai, parce que c’est avec la plus grande justesse qu’un mot appelle le suivant, celui-là et aucun autre : « Le hasard est mon étoile qui ne m’indique ni le nord ni le sud, mais par où échapper au roman des autres, à ses lois, à ses rites, à son bla-bla. » C’est le livre d’un homme libre qui n’obéit qu’à ses phrases ; c’est par là que Ti Kreiz et Suerte s’éclairent l’un l’autre, tous deux hantés par le même sentiment que le réel nous échappe sans cesse, que l’on ne peut l’éprouver et donc éprouver notre existence qu’à le « piéger » au creux de la réalité.

Lucas traque l’insaisissable vérité de nos existences dans un jeu qui est tout sauf gratuit, s’il en conserve l’élégante apparence (son narrateur peut ainsi lire une lettre qu’on vient de lire en la trouvant « sobre et circonstanciée. Je n’aurais pu mieux faire. Je pourrais d’ailleurs l’avoir écrite moi-même, si bien qu’elle ne m’apprend pas grand-chose »). C’est délibérément qu’il prend les mots au pied de la ­lettre dans le tapis de nos discours : pour voir, comme l’on dit au poker. Ce n’est pas la banque, qu’il veut faire ­sauter, mais les plombs de la langue. La critique institutionnelle a estimé qu’elle n’avait pas les moyens de ­suivre, et c’est triste. Aux lecteurs de relancer.

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