Des victimes traitées en coupables

À Paris, une fillette malienne intoxiquée au plomb a été provisoirement séparée de sa mère. Alors que
la préfecture aurait dû reloger la famille, les associations redoutent une stigmatisation des immigrés.

Patrick Piro  • 10 juin 2010 abonné·es
Des victimes traitées en coupables
© PHOTO : GUEZ/AFP

Kadiatou tend avec insistance son biscuit à moitié grignoté, comme une preuve de son appétit retrouvé. Elle a repris du poids depuis un mois. Mais, avec 11 kg, il lui en manque encore 4 pour ses 2 ans et demi d’âge. C’est ce qui a alerté Aminata Diarra, sa mère. Les examens médicaux, en mars dernier, délivrent un diagnostic effarant : Kadiatou est gravement intoxiquée au plomb, 812 microgrammes par litre de sang (µg/l), un taux proche de la dose létale (voir encadré). Après deux traitements intensifs, ce taux est tombé à 600 µg/l, mais les quantités d’ores et déjà fixées dans les os et les tissus condamnent la fillette à connaître des retards de développement, des atteintes au système ­nerveux et un risque quasi certain de transmettre à ses enfants le saturnisme – le nom de l’intoxication au plomb –, si un jour elle est enceinte. Pour compléter le tableau, l’enfant a été placée en pouponnière par la justice le 28 mai, afin d’assurer sa protection.

Les Diarra, famille malienne composée de la mère et de ses trois enfants, en situation régulière et sans domicile, sont logés dans un hôtel au 32, rue du Docteur-Potain, dans le XIXe arrondissement de Paris. Ils y occupent depuis 2005 une chambre de 20 m2. Un taudis dont le loyer
– environ 2 800 euros pour le dernier mois ! – est pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de la Ville de Paris.

Aminata Diarra avait bien remarqué que Kadiatou grattait les écailles du mur… Le constat est immédiat : peinture au plomb, un revêtement antédiluvien dont l’usage est interdit depuis 1948 ! Les autres familles « sans-logis » de l’hôtel – elles sont une quarantaine – font à leur tour diagnostiquer en hâte leurs enfants. Sans nouvelle suspicion de saturnisme pour le moment.

Les services sociaux de l’hôpital Robert-Debré, que la mère de Kadiatou consulte en avril dernier, lui proposent un relogement provisoire dans un foyer semi-collectif, ou bien quelques nuits d’hôtel. Mais jugeant ces solutions peu satisfaisantes, elle préfère loger sa fille chez un oncle qui réside à proximité. Pour les services sociaux, le cas justifie une demande de placement…

C’en est trop pour Aminata Diarra, qui s’estime injustement sanctionnée alors qu’elle se bat depuis des semaines pour sauver la santé de son enfant – dont le personnel de la pouponnière lui rapporte qu’elle pleure en son absence et s’alimente à nouveau très mal. Jeudi dernier, Aminata Diarra, soutenue par les militants de Droit au logement (DAL) et de l’Association des familles victimes du saturnisme (AFVS) se présentait devant la justice pour demander la levée de ­l’ordonnance de placement. Aux dires de la direction de l’Urbanisme et du Logement de la préfecture de Paris, la mère aurait refusé cinq propositions d’hébergement provisoire, en attendant la remise en état de sa ­chambre de la rue du Docteur-Potain, ce qu’elle nie radicalement. Aminata Diarra présente même la preuve de ses démarches pour tenter d’obtenir depuis 2006 un appartement décent en HLM – dont la préfecture dit ne pas avoir connaissance…

« Au vu de la situation sanitaire de la fillette, on ne peut guère blâmer la juge ou les services sociaux, estime cependant Benoîte Bureau, militante du DAL. Mais, au bout du compte, la famille est traitée en coupable ! »
Dans le collimateur, l’État, représenté par la préfecture de Paris : c’est en effet aux pouvoirs publics qu’incombe la prévention du saturnisme et la prise en charge des victimes – et notamment l’obligation légale de leur « mise à l’abri », condition à laquelle la juge lèverait l’ordonnance de placement, apprenait-on jeudi dernier. La veille, à la faveur d’une manifestation menée devant la préfecture par le DAL avec une centaine de familles, seul un engagement bancal avait été arraché : une promesse de relogement définitif en HLM, mais après un hébergement temporaire… qui ne sera disponible qu’à partir de juillet. Dans l’attente, le DAL se démenait encore lundi pour obtenir de la Ville de Paris une ­solution temporaire complémentaire afin de faire la soudure d’ici là.

Par ailleurs, l’état de salubrité de l’hôtel du XIXe soulève des questions. Comme confirmé par la Ville de Paris, qui y a recours pour les sans-logis pris en charge par l’ASE, il était bien réputé « bon pour le service ». Pourtant, révèle le service communication de la préfecture, le plomb n’y avait jamais été recherché ! « Il y a contrôle dès lors qu’un problème est identifié » , affirme-t-on [^2]. La maladie de Kadiatou a en effet déclenché une détection générale. Résultat : il y a du plomb accessible dans 29 des 60 chambres de l’hôtel, sur les volets extérieurs. Et seule la chambre des Diarra comporterait des peintures intérieures toxiques. « À qui incombe la responsabilité de contrôles préventifs ? Il faudra faire la lumière sur la question », affirme Morgan Pinoteau, à l’AFVS. Et pas seulement pour le plomb, semble-t-il. Une voisine de palier des Diarra tend un avis médical : les affections respiratoires dont souffrent ses enfants, explique le médecin, découlent de « l’insalubrité du logement ».

Au DAL, rompu aux manœuvres des pouvoirs publics, on se veut vigilant : l’affaire Diarra signalerait-elle une dérive de la politique sanitaire ? « Le saturnisme est une maladie de la pauvreté et des mal-logés, souligne Benoîte Bureau. Ce genre de situation serait facilement évitable par des contrôles sanitaires sérieux et réguliers, et par une politique de relogement à la hauteur. » L’ASE aurait à sa charge à Paris un millier de familles hébergées en hôtels. « On ne peut pas dire qu’il s’agit d’un volume insurmontable… »
Il y a deux mois, l’AFVS a lancé une campagne de signatures pour que la lutte contre le saturnisme soit estampillée « grande cause nationale », qui affirmerait la volonté politique d’en finir avec ce fléau honteux. Le Grenelle de l’environnement avait bien envisagé des mesures spécifiques sur la pollution au plomb. Mais la référence avait sauté dans le discours de clôture de Nicolas Sarkozy, le 25 octobre 2007. Alarmée, l’AFVS avait obtenu d’être reçue par un conseiller « santé » du cabinet présidentiel, qui avait avoué… découvrir l’existence du saturnisme ! Quelques explications plus tard, il concluait : « Si je comprends bien, c’est un problème lié à l’immigration ? »

[^2]: Pourtant, sur le marché immobilier, un diagnostic est obligatoire depuis 2008 pour tout nouvel occupant, auquel il doit être présenté.

Écologie
Temps de lecture : 6 minutes

Pour aller plus loin…

Pesticides : La Rochelle marche pour sa santé
Reportage 9 octobre 2024 abonné·es

Pesticides : La Rochelle marche pour sa santé

Le 12 octobre, les opposants à l’agrochimie défileront dans la cité maritime. Face aux alertes à répétition aux pollutions de l’air et de l’eau, des citoyens et des élus se sont mobilisés pour faire entendre leurs inquiétudes et défendre la transition agricole.
Par Sylvain Lapoix
« Écologie populaire » : le dernier coup de com’ de la Macronie
Écologie 4 octobre 2024 abonné·es

« Écologie populaire » : le dernier coup de com’ de la Macronie

Agnès Pannier-Runacher emprunte une expression du bréviaire de gauche pour en faire un coup de communication. Un élément de langage snobé par Matignon et totalement vidé de son sens politique.
Par Vanina Delmas
Juliette Rousseau : « J’essaye de détricoter les mythes de la ruralité »
Entretien 25 septembre 2024 abonné·es

Juliette Rousseau : « J’essaye de détricoter les mythes de la ruralité »

Comment porter une parole sensible, de gauche et féministe dans un milieu rural d’apparence hostile ? L’autrice de Péquenaude utilise sa plume tantôt douce, tantôt incisive pour raconter sa campagne bretonne natale, où elle est retournée vivre, en liant les violences sociales, patriarcales et écologiques.
Par Vanina Delmas
En Sicile, le manque d’eau crée la spéculation
Reportage 25 septembre 2024 abonné·es

En Sicile, le manque d’eau crée la spéculation

Touchée par une sécheresse historique, l’île italienne est plongée en état d’urgence depuis le mois de mai. Face à l’absence totale d’anticipation des autorités, tous les habitants ne sont pas logés à la même enseigne.
Par Augustin Campos