La tentation prométhéenne

Fallait-il ouvrir la boîte de Pandore de la biologie synthétique ? Non, estime Hervé Le Crosnier*, qui s’interroge sur les visées marchandes de la « découverte », et surtout sur ses dangers.

Hervé Le Crosnier  • 3 juin 2010 abonné·es

Le jeudi 20 mai, le journal Science a publié un article d’une équipe de recherche emmenée par l’Américain Craig Venter, revendiquant la création de la première cellule dotée d’un ADN entièrement réalisé par ordinateur [^2]
. Pour Craig Venter, cela représente « une étape importante scientifiquement et philosophiquement » . Les associations de la société civile, notamment ETC Group, demandent un moratoire sur les techniques employées dites de « biologie synthétique » et appellent à une réflexion globale sur la génétique extrême. Si l’on veut bien quitter le mode dithyrambique sur lequel cette annonce est relayée par la presse, cette publication scientifique, et les recherches menées pour ce résultat, pose de nombreuses questions qui méritent toute l’attention des citoyens, des décideurs politiques, des associations de la société civile, et doit interroger toutes les communautés scientifiques.

« La création de la première cellule vivante dotée d’un génome synthétique, dévoilée [le 20 mai], représente une avancée dans la compréhension des mécanismes de la vie et ouvre la voie à la fabrication d’organismes artificiels pouvant par exemple produire du carburant propre. » C’est avec cette introduction pour le moins spectaculaire et marchande que débute la dépêche AFP publiée le même jour à 20 h, qui est la première annonce en français de cette publication… Cette manière de transformer des expériences de laboratoire en recettes miracles pour les maux de l’économie et les souffrances de la planète est devenue le mode principal de communication autour de la science. Au détriment à la fois de l’analyse des travaux de recherche et de la capacité des citoyens et de leurs représentants d’évaluer les travaux et d’en tirer les conséquences politiques.

En réalité, l’expérience est plus modeste… et plus inquiétante. Il s’est agi de synthétiser un chromosome dont le code a été écrit par ordinateur, de le construire en s’aidant de levures, de l’introduire ensuite dans une cellule, et de le retrouver après la division de cette cellule. Pour vérifier cela, des « filigranes » ont été introduits dans le code du chromosome par l’équipe de Craig Venter.

La synthèse d’ADN a été réalisée pour la première fois au début des années 1970 par Har Gobind Khorana, et comportait 207 paires de bases. En 2002, Eckard Wimmer indiquait avoir recréé un virus de la polio. On a depuis recréé l’ADN du virus de la grippe espagnole de 1918, et amélioré les techniques mises en œuvre. On peut dorénavant commander des séquences ADN par email. Il existe près de 40 entreprises de synthèse génomique, dont 2 en France. Ce qu’apporte l’expérience du J. Craig Venter Institute tient dans l’amélioration des techniques de construction du chomosome et dans la capacité de le retrouver après division en lui permettant de prendre le contrôle de la cellule. Pour David Baltimore, éminent généticien du Caltech, cité par le New York Times, il n’y a pas eu de création de la vie, mais une recopie. Un travail technique dont il reconnaît par ailleurs la qualité, mais qui lui semble loin des superlatifs employés par l’équipe de Craig Venter pour « vendre » son expérience.

Car « vendre » est bien l’objectif final de la recherche en biologie synthétique. Craig Venter a d’ailleurs pris les devants en déposant, en mai 2007, un brevet aux États-Unis et un brevet international. Dans celui-ci, il souhaite devenir propriétaire des techniques de construction d’un ensemble « minimal » d’ADN susceptible de se répliquer à l’image du vivant. Il revendique de même les processus de production d’hydrogène et d’éthanol qui pourraient être obtenus par des techniques similaires. Nous sommes loin de la recherche visant à « comprendre la nature » et à expliquer les phénomènes biologiques, mais bien dans la course en avant pour des applications susceptibles de faire frétiller les investisseurs du capital-risque (bénéfices immédiats pour les chercheurs et leurs entreprises) et éventuellement de contrôler ultérieurement les retombées économiques ou financières dans la bulle spéculative qui se construit autour du marché du carbone. Dans cette course sans contrôle, l’équipe de Craig Venter est associée à Synthetic Genomics Inc, une entreprise elle aussi dirigée par Craig Venter, appuyée par le gouvernement des États-Unis, dont le secrétaire d’État à l’Énergie, Steven Chu, est un fervent partisan de la biologie synthétique. Une entreprise en partenariat avec les pétroliers Exxon Mobil et BP, dont on peut admirer actuellement dans le golfe du Mexique la capacité à mettre en œuvre des techniques sans risque !

Même si la production d’hydrocarbure par des bactéries pilotées par un ADN calculé par ordinateur n’est pas pour demain, le principe même de telles études, organisées par des objectifs financiers et agissant comme divertissement médiatique aux problèmes actuels de la planète et de la société, peut être mis en cause.

Car les risques sont majeurs. On peut les regrouper en trois catégories : l’usage pour fabriquer des armes (armes biologiques et bioterrorisme), les risques pour les employés des laboratoires en contact avec des virus extrêmement pathogènes, et les risques engendrés par le relâchement accidentel dans l’environnement d’organismes issus de la biologie synthétique. La course industrielle actuelle mais aussi les guerres d’ego des chercheurs impliqués plaident pour une réflexion démocratique globale sur l’opportunité, la balance risques/bénéfices et les conditions d’une telle recherche. Il n’est pas possible de laisser aux seuls chercheurs du domaine considéré la décision. Ni de les laisser vendre, survendre et faire briller à coup de strass médiatique des promesses dont on peut largement douter de la crédibilité.

Dans cette réflexion, n’oublions jamais les volontés prométhéennes d’une partie de la communauté scientifique, et particulièrement au sein des mavericks de la génomique qui sont à l’origine de la publication du 20 mai. Aux journalistes qui lui demandaient s’il n’avait pas le sentiment de jouer à Dieu, Hamilton O. Smith, prix Nobel, actionnaire de Synthetic Genomic Inc., et l’un des signataires de l’article de Science, répond de sa blague favorite : « Nous ne jouons pas. » Le code génétique utilisé pour l’expérience publiée le 20 mai comporte, ce qu’on nous demande évidemment de prendre au second degré, des marques permettant de tracer le chromosome, et parmi celles-ci cette citation du philosophe Felix Adler reprise à partir du livre American Prometheus, biographie de l’inventeur de la bombe atomique, Oppenheimer : « See things not as they are, but as they might be [^3]
. »

Car, au fond, c’est bien une logique prométhéenne qui se répand dans la recherche aujourd’hui : une volonté de « réparer la machine-Terre », depuis sa structure globale par le « geo-engineering » jusqu’à la nano-matière, en passant évidemment par la « maîtrise » du vivant. La nature n’est plus le modèle unique et singulier que la science doit interpréter, mais une simple singularité que les ingénieurs doivent améliorer… et si possible au nom de la « liberté du chercheur », c’est-à-dire sans que les sociétés civiles ne puissent s’emparer ni des décisions d’orientation de la recherche ni de l’évaluation des conséquences tant sur l’environnement naturel que sur les fondements sociaux… et même philosophiques avec cette quête extrême du pouvoir sur le vivant.

Trop souvent, les chercheurs de ces disciplines duales (qui sont grosses de risques énormes au nom de bénéfices relevant de la promesse) souhaitent régler « entre eux » et avec les entreprises spécialisées de leurs secteurs les questions éthiques et de sécurité. C’est ainsi dans le droit fil de la fameuse conférence d’Asilomar de 1975 sur les biotechnologies que se sont tenues, en mai 2006, la conférence « Synthetic Biology 2.0 » à Berkeley, et plus récemment, en avril 2010, une conférence Asilomar 2 concernant le geo-engineering . Dans tous les cas, on invite des philosophes pour parler de règles éthiques faisant croire en la « responsabilité » des acteurs… pour mieux définir en dehors du regard public, et entre « partenaires » investis dans les mêmes rapports d’argent et de pouvoir, les règles d’autorégulation qu’ils souhaitent s’auto-appliquer.

C’est pour cela que de nombreuses associations de la société civile, suivant la très influente association ETC Group, ou, en France, la Fondation Sciences citoyennes, souhaitent organiser des débats mondiaux pour éviter que ne soit ouverte la boîte de Pandore. Le Forum mondial Sciences & Démocratie, dont la seconde édition se tiendra à Dakar en février prochain, devrait aborder ces questions essentielles. Car les technologies en jeu définissent un cadre global pour la société de demain, en faisant tourner au-dessus de la tête de tous les citoyens du monde une épée de Damoclès excessivement tranchante. C’est en octobre 2004, déjà, qu’un éditorial de la revue scientifique Nature précisait : « Si les biologistes sont sur le point de synthétiser de nouvelles formes de vie, l’étendue des désastres qui pourraient être provoqués volontairement ou par inadvertance est potentiellement immense. »

Les politiques scientifiques, les décisions de recherche, le contrôle des pratiques des laboratoires et des entreprises et, enfin, le refus d’une appropriation des connaissances par des brevets, véritable stratégie permettant une réelle indépendance pour une science susceptible de se pencher sur les problèmes des sociétés et de tous leurs membres, doivent rapidement venir s’inscrire dans l’agenda et les réflexions des citoyens et des décideurs politiques.

[^2]: Creation of a Bacterial Cell Controlled by a Chemically Synthesized Genome,

[^3]: « Ne regardez pas les choses comme elles sont, mais comme elles pourraient être. »

Société
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