Le tango, danse vivante

À Buenos Aires,
le tango est une culture qui continue de se renouveler. Reportage dans les « milongas » de la capitale argentine.

Claude-Marie Vadrot  • 3 juin 2010 abonné·es
Le tango, danse vivante
© À écouter : Tanguedia de Amor, d’Astor Piazolla, et The Best of Carlos Gardel. PHOTO : MABROMATA/AFP

Dans la moiteur de l’été austral, dont l’air n’est souvent brassé que par de paresseux ventilateurs qui s’épuisent au plafond, les milongas
– les salles où se danse le tango – de Buenos Aires s’animent doucement à partir de 17 heures. Avec l’arrivée, chacun de son côté, des femmes et des hommes qui vont tourner et virevolter sur des airs qu’ils connaissent par cœur. Dans une milonga , chic ou populaire, une salle assez sombre, à l’architecture dépouillée ou style 1900, rares sont ceux qui arrivent en ­couple : pas question de laisser croire que l’on ne dansera qu’avec son compagnon, son mari, sa femme ou son amie. Rires, sourires, signes fugitifs de reconnaissance derrière les éventails, les tables se garnissent lentement et les garçons apportent du bar, sans que nul ne les appelle, les boissons favorites des habitués. Boissons parfois surprenantes : le Fernet-Branca, qui a disparu de France il y a des décennies, se sert encore à Buenos Aires dans les milongas . Même avec beaucoup d’eau et un peu de sucre, cet alcool ressemble toujours à un mauvais médicament oublié sur l’étagère d’un pharmacien. Mais, comme pour ­d’autres breuvages parfois ­impro­bables, il s’agit d’une boisson d’attente, d’une contenance avant le signe ou le regard, imperceptibles au néophyte, qui fera se rejoindre un homme et une femme au milieu de la piste.

Les ombres et la musique gomment à merveille les différences sociales des tangueros et tangueras qui affichent par leur sérieux que « le tango est une pensée triste qui se danse » , comme l’écrivit le poète-écrivain argentin Enrique Discepolo dans les années 1930. Et lorsqu’on leur dit qu’ils arborent un air sombre en dansant, les Porteños [^2] répliquent, comme les danseurs français, que les paroles des tangos ne sont jamais gaies et qu’en plus il faut déployer une grande attention pour pratiquer sur quatre temps ce qui est pour eux un art, une façon de vivre et de rencontrer les autres. Peut-être l’une des ­raisons qui ont incité l’Unesco, en septembre 2009, à élever la pratique et les traditions de cette danse à la dignité de patrimoine culturel mondial. Reconnaissance que les Argentins sont priés de partager avec les Uruguayens, qui vivent de l’autre côté de Mar del Plata.

Dans les étages des grands cafés, sur la place centrale du quartier populaire de San Telmo, dans les rues de La Boca, sur les trottoirs, dans des espaces de danse improvisés, le sérieux est de rigueur, les rires et les sourires s’effacent dès l’invitation acceptée. Tout le monde regarde tout le monde, chacun cherchant du coin de l’œil à demi fermé « l’autre » qui réussit les pas ou les figures que l’on envie tandis que se déroulent les notes rabâchées de « la Comparcita », ou les mélodies des deux idoles du tango que sont Astor Piazzola et le Franco-Argentin Carlos Gardel, décédé en 1935, dont la tombe est vénérée. Qu’importe d’où vient celui ou celle que l’on guigne, pourvu que soit assuré l’accord des pas, le plaisir de faire un sans-faute. Depuis l’éphémère fusion sociale liée à la crise économique des années 2000, les milongas sont les seuls espaces où s’effacent les classes, les origines sociales et les revenus. Comme un clin d’œil aux origines complexes du tango.

Nul ne semble connaître l’origine du mot, et les linguistes ne cessent de se quereller sur ce point. Mais tous les historiens semblent d’accord pour expliquer que cette danse a émergé dans les années 1870, au cœur des maisons de passe clandestines des quartiers populaires de La Boca et de San Telmo, où se retrouvaient les premiers syndicalistes, les opposants, voire les anarchistes qui arrivaient d’Italie. Les hommes s’y rencontraient, écoutaient de la musique, discutaient discrètement, avaient recours aux services des dames et, souvent, pour passer le temps, dansaient entre eux. C’est toujours dans ces bouges sympathiques, imprégnés d’une tradition africaine, que la police de l’époque venait procéder à des arrestations politiques.

L’arrivée du bandonéon, instrument roi du tango, contribua à fixer progressivement les rythmes et les pas. Vers la fin du XIXe siècle, mélange de nombreux apports, le tango actuel, même s’il a ensuite évolué, était à peu près fixé dans ses traditions. Après avoir pris des rythmes et des figures à la habanera venue de Cuba, à la milonga qui se chantait et, bien sûr, au tango andalou. Mais il restait marqué par ses origines populaires, et son « indécence » lui valut d’être rejeté par la bourgeoisie redoutant de s’encanailler. Cette marque infamante n’empêcha pas le tango d’être adopté en France par la bonne société dès le début du XXe siècle. Succès qui lui valut une condamnation par l’archevêque de Paris en 1913, avant celle du pape Pie X. Mais la reconnaissance du Tout-Paris lui servit de passeport pour un retour triomphant à Buenos Aires dans les milieux bien-pensants. La première des nombreuses allées et venues de cette danse entre l’Argentine et la France, la dernière s’étant produite au moment de l’arrivée des réfugiés politiques de la dictature dans les années 1970 et 1980. Cette connivence explique sans doute que tant de Françaises s’installent en Argentine pour y assouvir leur passion de la danse et que les milongas soient aussi nombreuses à Paris. Les échanges entre la France et l’Argentine, danseurs et enseignants, sont de plus en plus nombreux et édifient un pont culturel surprenant. Avec une passion qui surprend le profane, lequel a l’impression, partout, qu’il n’en possédera jamais tous les codes.

Phénomène exclusivement porteño, le tango n’est plus réservé aux générations anciennes et aux nostalgiques. Les jeunes, par exemple, se retrouvent presque tous les soirs dans un kiosque à musique du quartier de Belgrano qui leur sert de quartier général, à eux et aux profs d’une « nouvelle vague ». Abandonnant parfois les chaussures et les souliers traditionnels, voire les robes qui virevoltent, ils donnent une nouvelle jeunesse à ce tango dansé chaque semaine par des dizaines de milliers d’habitants de la capitale argentine. Un professeur explique : « Ils dépoussièrent notre danse nationale avec ce que nous appelons le tango nuevo. De nouveaux pas et juste ce qu’il faut de rituel pour assurer la transition. D’ailleurs, ici, les profs se font payer en passant le chapeau à la fin de la soirée. »

Plusieurs centaines de salles, des dizaines de boutiques spécialisées pour les chaussures, les costumes et les robes, de très nombreux orchestres, des centaines de cours d’initiation ou de perfectionnement, des vidéos, des CD cultes, cinq revues mensuelles, plus d’un millier de profs, des dîners de danse, des spectacles, le tango génère une économie florissante qui contribue à faire vivre la ville. Il génère aussi des tentatives de racketteurs prétendant « protéger » les salles les plus courues. Le tango est redevenu un phénomène de société, avec ses ombres et ses lumières. À Buenos Aires, en France et dans d’autres pays de plus en plus nombreux.

[^2]: Habitants de Buenos Aires.

Culture
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