« Une des sociétés les plus inégalitaires »

Selon Denis-Constant Martin*, l’organisation du Mondial n’était pas une priorité dans un pays où les services publics se dégradent et où la situation sociale est explosive.

Clémence Glon  • 3 juin 2010 abonné·es

Politis : Est-ce qu’aujourd’hui encore nous pouvons parler d’un apartheid qui serait économique, de fait ?

Denis-Constant Martin : Le mot apartheid ne convient plus. On est passé d’une société fondée sur des hiérarchies raciales – ou supposées telles puisque évidemment les races n’existent pas – à une société fondée sur une hiérarchie sociale, une hiérarchie du revenu. Cela dit, l’histoire de l’Afrique du Sud fait que cette hiérarchie recoupe assez largement les anciennes hiérarchies, supposément raciales. Mais il y a eu quand même des changements très importants. Pour simplifier, il y a des riches, des pauvres et des intermédiaires. L’écart entre les riches et les pauvres s’est considérablement accru depuis 1994. Parmi les riches, on trouve maintenant une minorité relativement importante d’Africains noirs et, parmi les pauvres, des Blancs. Ce qui était impensable avant 1990. L’Afrique du Sud est, avec le Brésil, une des sociétés les plus inégalitaires du monde. Mais ces inégalités ne sont plus organisées exactement comme elles l’étaient avant 1990.

Comment évoluent les grands bidonvilles du pays ? Les politiques menées sont-elles efficaces ?

Les bidonvilles s’étendent. Si le gouvernement s’en préoccupe, il ne fait pas assez. Leur développement est en partie dû au creusement des inégalités. Une des raisons pour lesquelles les bidonvilles urbains enflent est que le système de l’apartheid était assis sur le contrôle des flux de population. Les gens qui étaient parqués dans les bantoustans n’avaient pas le droit d’en sortir. Et les Africains noirs qui habitaient en ville étaient considérés comme des résidents temporaires. C’était toute l’idée de l’apartheid : on va transformer ces bantoustans en États supposément indépendants, et tous ceux qui iront travailler en ville seront des immigrés. Ceux qui restaient dans les bantoustans se retrouvaient presque sans ressources parce que les Blancs avaient gardé les meilleures terres et les sols miniers. Le contrôle des mouvements fut aboli avant même la fin de l’apartheid. Et, après 1994, beaucoup de ceux qui avaient été parqués dans les bantoustans ont essayé de trouver un sort un peu meilleur en ville et ont abouti dans ces bidonvilles.
En ce qui concerne Le Cap, en outre, une rumeur prétend que la migration d’Africains du Transkei [Sud-Est de l’Afrique du Sud] serait encouragée par l’ANC [Congrès national africain]. Le groupe majoritaire dans la région du Cap, le Western Cape, est composé de coloureds , de « gens de couleur », qui ne sont pas de fidèles électeurs de l’ANC. La rumeur dit que l’ANC chercherait ainsi à modifier la composition démographique pour créer une majorité d’électeurs africains supposés soutenir indéfectiblement le parti dominant.

Comment est perçu Jacob Zuma dans le pays ? Les affaires de corruption et de clientélisme ont-elles entaché sa popularité ?

Non. Si une partie de la presse et des ONG considère la corruption comme immorale, beaucoup de citoyens pensent que tous les politiciens sont corrompus et que, à la limite, c’est normal. Il y a une espèce de cynisme. Et Zuma n’est pas pire que Mbeki, son prédécesseur. La corruption est un système, et Zuma en profite. Là où il est en difficulté, c’est qu’il a été élu sur un programme de défense des pauvres, porté à bout de bras par ce qui est considéré comme la gauche en Afrique du Sud, l’alliance tripartite constituée par l’ANC, la Cosatu (la confédération des syndicats) et le parti communiste. Le discours électoral de Zuma était populiste, axé sur la défense des déshérités. Une fois élu, il s’est retrouvé face aux mêmes problèmes que tous les présidents sud-africains, à savoir que le gouvernement ne peut pas survivre sans l’appui du grand capital. Et ce grand capital est pour l’essentiel aux mains des Blancs. Donc, Zuma fait le grand écart. Les gens qui ont voté pour lui sont extrêmement déçus parce qu’ils ne voient rien venir, que les conditions de vie des plus défavorisés se détériorent et que le chômage est épouvantable. Le chiffre officiel indique 24 % mais, si on regarde les jeunes hommes africains, il se situe entre 40 et 50 %. Cela explique le discours raciste anti-Blancs du président de la Ligue de jeunesse de l’ANC, Julius Malema. C’est un palliatif provisoire à l’incapacité du gouvernement de répondre aux véritables problèmes. Le système éducatif public et le système de santé publique se dégradent. La situation sociale est explosive.
Depuis deux ans, il y a des vagues successives de protestations, circonscrites à des villes ou à des quartiers, contre le mauvais fonctionnement des services publics. Ces manifestations sont réprimées par la police, qui utilise des balles en caoutchouc plutôt que de vraies balles. Mais, pour beaucoup, c’est la seule différence avec leur situation avant 1994.

En ce qui concerne le régime du pays, peut-on parler de démocratie moderne ?

« Démocratie » est un terme trop vague. En Afrique du Sud, il y a un régime pluripartite avec des élections libres. Il y a également une grande liberté de la presse. Il y a un peu plus de contrôle du pouvoir sur l’information télévisée, mais elle n’est pas totalement cadenassée. Le système assure la liberté de parole, la liberté de manifestation, la liberté d’organisation. Il y a une multitude d’ONG à vocation sociale qui n’hésitent pas à intervenir dans le domaine politique. Pourtant, pour des raisons historiques, l’ANC demeure le parti très largement dominant. Mais il est extrêmement divisé. Il y a des clans, des groupes, des factions, des intérêts contradictoires. Fin 2007, une scission dans l’ANC a donné naissance à un nouveau parti, le Cope, Congress of the ­People. Le Cope a fait un score honorable, mais n’a pas réussi à décoller depuis. Le principal parti d’opposition, la DA, l’Alliance démocratique, propose une politique économique et sociale proche de celle de l’ANC. Mais son image reste celle d’un parti blanc, ce qui en éloigne beaucoup d’électeurs.

Quel a été l’impact de la mort d’Eugène Terre’Blanche dans le pays ?

La presse internationale a énormément grossi un tout petit événement. Terre’Blanche représentait un vestige symbolique, mais en politique il n’existait plus. Il n’était que l’un des fermiers blancs qui sous-paient leurs employés (ce qui n’est pas le cas de tous), qui les laissent vivre dans des conditions abominables et qui parfois les brutalisent. Ce qui est plus important, c’est que la réforme foncière qui a été annoncée par les gouvernements successifs depuis 1994 a avancé beaucoup plus lentement que prévu : 5 % seulement des terres agricoles ont été redistribuées. La réforme agraire n’est pas une priorité du gouvernement parce que la grande agriculture blanche demeure rentable à court terme. Le problème est : comment redistribuer la terre sans diminuer la production (tout le monde a peur de ce qui s’est passé au Zimbabwe), et créer de l’emploi en zones rurales ? Il semble que personne dans l’ANC n’ait trouvé la solution. Alors il est facile pour des Julius Malema de désigner les agriculteurs blancs comme des ennemis. Mais aucun lien n’a pu être établi avec le meurtre de Terre’Blanche. Il ­semble avoir été le résultat d’une querelle entre ouvriers et employeur dans un climat de violence généralisée. Il faut rappeler qu’il y a deux meurtres toutes les heures en Afrique du Sud. Et cela, c’est un des problèmes les plus graves que connaît le pays. Cette insécurité généralisée n’est pas politique mais bien sociale. Elle est le résultat de la misère et du fait que, historiquement, la violence est devenue un moyen de communication parmi d’autres.

Est-ce qu’on peut encore parler d’un contre-pouvoir blanc ?

Oui, bien sûr. Mais c’est un peu plus compliqué que ça, et c’est là que tout a changé, finalement. Il existe plusieurs contre-pouvoirs, dont un économique qui est effectivement à majorité blanche. Mais pas exclusivement puisqu’il y a maintenant des grosses entreprises qui sont dirigées par des Noirs. De plus, le capital s’est internationalisé.
On trouve aussi un contre-pouvoir dans la presse. Il y a, par exemple, l’hebdomadaire City Press , considéré comme un hebdomadaire noir, qui commence à être aussi respecté que le Mail and Guardian , fondé en 1985 et qui représente la tradition libérale blanche anti-apartheid.

L ’organisation de la Coupe du monde n’est-elle pas un luxe pour le pays ?

Évidemment. Il y a le discours officiel qui dit : « Nous allons montrer ce que l’Afrique est capable de faire », et prétend que le pays va être gagnant financièrement. Mais il y a beaucoup d’interrogations. L’organisation de l’événement n’était pas une priorité. La priorité serait d’améliorer le système d’enseignement public, d’améliorer le système de santé publique, d’améliorer les conditions de vie en général et de trouver les moyens de la réforme foncière. Les dépenses totales de l’Afrique du Sud pour la Coupe du monde s’élèvent autour de 4 milliards et demi de dollars. Cela représente le budget public pour la construction de logements pendant dix ans. Le coût des infrastructures a augmenté de 750 % par rapport au budget initial qui avait été annoncé lors de la candidature. Les dépenses sont faramineuses par rapport au résultat escompté. À quoi vont servir les stades après l’événement ? Ce ne sont pas les équipes de foot sud-africaines qui pourront les remplir. Et on peut douter que quelques mégaconcerts suffisent à les rentabiliser.

En fait, c’est surtout la Fifa qui va gagner de l’argent. La Fifa est une puissance financière, voire politique, autant que footballistique. Elle fait de gros profits. À qui bénéficient-ils ? Les relations entre Sepp Blatter, dirigeant de la fédération, et son neveu Philippe Blatter, lié aux organisations chargées de commercialiser les tickets et les séjours, sont troubles. La Fifa ne se contente pas de faire de l’argent, elle impose en plus ses réglementations sur la vie sociale en Afrique du Sud. Par exemple, les petits commerçants non autorisés sont exclus à proximité des stades alors que le commerce informel est très important dans le pays et qu’il est une source de revenu pour beaucoup de personnes. En terme d’infrastructures, il y aura peut-être un héritage positif. De grands travaux ont été effectués pour remettre en état les principaux axes routiers et des réseaux de transports en commun ont été créés. Il va notamment y avoir un train qui reliera Pretoria à Johannesburg, soit un trajet de 30 km, qui peut parfois prendre deux heures en voiture.

En termes d’image, l’Afrique du Sud apparaîtra comme un pays moderne. Mais on peut douter que la Coupe du monde ait un impact sur le tourisme dans le futur. Peu de voyageurs s’intéressent à la modernité de l’Afrique du Sud. Beaucoup sont plus avides d’exotisme et de grosses bêtes. L’Afrique du Sud moderne ne fait pas vraiment rêver. Promouvoir les musiques, la création culturelle actuelle, très dynamique, aurait été un meilleur moyen d’accroître le prestige de l’Afrique du Sud à l’extérieur…

Publié dans le dossier
Où en est l'Afrique du Sud ?
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