Le nouveau rôle de la Turquie

En se rapprochant du monde arabo-musulman, les dirigeants turcs ont-ils décidé de tourner
le dos à l’Europe ? Pas si sûr, selon Didier Billion, de l’Institut de relations internationales et stratégiques.

Didier Billion  • 22 juillet 2010 abonné·es

Vote contre le quatrième train de sanctions imposé à l’Iran au sein du Conseil de sécurité de l’ONU le 17 mai dernier, menace de rupture des relations diplomatiques avec l’État hébreu à la suite de la violente attaque par les commandos israéliens contre la flottille humanitaire qui se dirigeait vers la bande de Gaza le 31 mai… la Turquie mobilise l’attention médiatique.

Au cours des derniers mois, les évolutions de ce pays ne manquent pas de susciter des commentaires plus ou moins inspirés. Une question semble tarauder de nombreux analystes : « Sommes-nous en train de perdre la Turquie ? » Outre que le « nous » utilisé définit prétentieusement un Occident qui se serait approprié la Turquie, il révèle plus profondément une incompréhension du nouveau cours des relations internationales qui empêche désormais, et c’est un progrès, les grandes puissances, notamment occidentales, d’imposer leur politique au reste du monde.
Certains n’hésitent pas à évoquer, sans beaucoup de discernement, un « néo-ottomanisme » à propos du nouveau cours de la politique extérieure turque. Si la formule est éventuellement plaisante, elle ne rend pas compte des dynamiques actuelles et commet surtout une erreur méthodologique en superposant des situations politiques et historiques radicalement différentes. On ne peut en effet considérer comme pertinente la comparaison entre une politique impériale menée durant plusieurs siècles et celle d’une république qui n’a, à ce jour, aucune prétention expansionniste.

Derrière ce « néo-ottomanisme » agité par certains se profile l’angoisse d’une hypothétique islamisation de la politique extérieure d’Ankara. Cette thèse renvoie bien sûr au débat sur la nature du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, que certains qualifient un peu rapidement d’islamiste. À ce jour, si un réel rapprochement s’est effectivement réalisé avec nombre de pays de l’aire dite arabo-musulmane, on ne peut considérer que les valeurs de l’islam déterminent les choix du gouvernement turc.

N’en déplaise aux thuriféraires du choc des civilisations, le risque n’est pas de voir la Turquie basculer dans un entre-deux islamiste ou islamisant. En réalité, ces grilles d’analyse ne nous semblent pas pertinentes. Tout d’abord, elles font fi de l’histoire de la politique extérieure de la Turquie au cours de ces dernières décennies. Beaucoup considèrent ainsi qu’elle a fondamentalement été alignée sur celle de Washington. Ce fut vrai de 1946-1947 jusqu’en 1964, période durant laquelle, de façon systématique, Ankara endossait allègrement les choix du Département d’État. Cela lui a valu d’être alors radicalement isolé de son environnement régional. Mais depuis 1964, les dirigeants turcs sont sortis de cette équation politique. Ils cherchent en effet, avec leur lot d’erreurs, d’hésitations et de succès, les meilleurs moyens de maximiser leurs ressources nationales. Rien n’est bien sûr linéaire dans ce processus. Les périodes de tensions avec les États-Unis et/ou avec l’Union européenne ne sont ni nouvelles ni rares, bien que toujours maîtrisées et sans jamais aller jusqu’à la rupture, chacun sachant en effet jusqu’où ne pas aller. Ce qui reste essentiel à saisir, c’est que la défense des intérêts nationaux de la Turquie détermine fondamentalement ses choix politiques.

Le déploiement récent de sa politique extérieure au Moyen-Orient est de ce point de vue illustratif. L’année 2003 marque ainsi une véritable inflexion parce qu’il y a alors prise de conscience par la Turquie de sa puissance potentielle et de sa capacité à peser sur son environnement régional. Ce pays s’est considérablement transformé au cours des dernières années : politiquement, économiquement et socialement, il n’est plus le même qu’il y a deux décennies. Les progrès, à défaut d’être toujours harmonieux, n’en sont pas moins considérables.
Le parti au pouvoir depuis 2002 n’a pas les mêmes racines politiques que les élites politiques kémalistes, ce qui induit un réel changement de paradigme dans les domaines des politiques intérieure et extérieure. Ainsi l’une des composantes importantes de la base sociale de l’AKP, cette nouvelle classe d’entrepreneurs turcs que l’on nomme les « Tigres anatoliens », considère que son champ d’expansion économique n’est pas systématiquement le même que celui des grands industriels turcs traditionnels, depuis longtemps intégrés à l’économie mondialisée. D’où l’importance récente accordée aux nouveaux marchés moyen-orientaux, caucasiens, asiatiques ou africains.

Ce jeu n’est pourtant pas à somme nulle : le renforcement des relations d’Ankara avec ses voisins moyen-orientaux ou avec la Russie ne signifie pas pour autant qu’elle se désintéresse de l’UE ou des États-Unis, et l’argumentaire utilisé par le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, n’est pas dénué de fondement. Selon lui, la multiplicité des initiatives turques dans des régions essentielles pour l’équilibre du monde est objectivement utile à l’UE. Cela pose alors la question de savoir si l’UE elle-même possède l’ambition de se doter d’une politique extérieure digne de ce nom…

En tout cas, il est certain que la perspective d’une Turquie membre à part pleine et entière de l’UE serait un multiplicateur de puissance pour les deux partenaires. C’est très précisément cette capacité de la Turquie à se trouver à la confluence d’intérêts divergents, ou opposés, qui fait sa force et fonde sa capacité d’attraction potentielle. Le nouveau rôle qu’elle est en train d’acquérir est moins une rupture que l’expression de l’affirmation des intérêts nationaux d’un pays qui mesure ses atouts dans le jeu régional et s’inscrit résolument dans la perspective de peser positivement dans la stabilisation de son environnement géopolitique. Il serait temps que les dirigeants européens le comprennent.

Monde
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