La conscience d’un monde fini

L’effondrement du modèle occidental sous l’effet de dérèglements multiples requiert une créativité sociale et politique aussi inédite que les problèmes à affronter.

Thierry Brun  • 23 septembre 2010 abonné·es
La conscience d’un monde fini
© PHOTO : LEHENAFF/AFP

Politis : Le titre de votre livre, le Temps du monde fini, est extrait d’une citation de Paul Valéry. Quel sens donnez-vous à ce monde fini ?

Geneviève Azam I Paul Valéry écrivait en 1931 : « Le temps du monde fini commence » ; c’était un appel à se libérer de la pensée expansionniste pour retrouver la liberté et la solidarité sur une Terre aux dimensions finies.

La conscience d’une planète finie – et partiellement détruite – peut inaugurer l’avènement d’autres mondes. Mais le monde fini est aussi celui du règne sans partage d’une loi économique qui, quotidiennement et dans les actes les plus simples, a rabattu et traduit les désirs humains en besoins solvables sur un marché, en simple entretien d’un processus vital qui demande sans cesse à être renouvelé dans la peine et la sueur, et en prélevant sans compter des ressources non renouvelables.
Le terme de « monde fini » heurte une idée de la liberté qui est souvent assimilée à l’absence de limites et à la possibilité infinie de leur transgression. Si les désirs sont infinis, les besoins ne le sont qu’au regard des nécessités de l’accumulation illimitée des richesses et du capital. La croyance en des besoins illimités se traduit par l’appauvrissement des désirs et leur consumation dans le cycle de la production-consommation, par l’acceptation d’inégalités insupportables. Le choix de ce qui est « suffisant », de « comment vivre », loin de restreindre la liberté, peut restaurer le débat politique et démocratique. De nombreuses expériences dans le monde inaugurent dès à présent cette voie. J’ai voulu aussi contribuer à les rendre visibles et non anecdotiques.

Est-ce qu’il ne s’agit pas aussi de mettre en cause un projet civilisationnel occidental ?

L’écroulement du système présent est aussi le fruit de la modernité occidentale en ce qu’elle a soumis l’aspiration à l’autonomie des personnes et des sociétés, qui est un de ses fondements essentiels, à la raison économique, aux lois « naturelles » de la concurrence et du profit, au progrès infini et aux rêves expansionnistes. Mais la crise n’est pas seulement celle du capitalisme, elle est aussi celle des projets émancipateurs. Une part majeure des mouvements « progressistes » a reproché en effet au capitalisme de brider l’expansion des forces productives – la croissance –, d’empêcher la marche linéaire vers le progrès, compris comme norme historique et loi scientifique. Si bien qu’ils se sont construits en opposition à l’expansion capitaliste, mais dans son sillage. J’ai voulu montrer dans ce livre comment des luttes permettent d’ores et déjà de s’échapper de ce sillon : c’est notamment le cas de celles qui s’opposent aux projets d’extraction des ressources naturelles, vues non plus comme des richesses mais comme de vraies malédictions, l’uranium au Niger, le pétrole sous la forêt amazonienne, le bois des forêts primaires et tant d’autres. Ce sont d’autres paradigmes qui sont en gestation et qu’il s’agit d’élargir.

Vous allez jusqu’à parler de « naufrage de la modernité », parce que le destin du monde des humains et celui de la planète sont indissociables…

J’ai emprunté au prix Nobel de chimie Paul Crutzen l’idée d’une nouvelle ère pour la Terre, l’anthropocène, qui démarre vers 1750, au début de la révolution industrielle. C’est le moment où les activités humaines modifient significativement la biosphère, notamment du fait des émissions de carbone, au point que l’histoire naturelle, celle de la planète, croise celle des sociétés. Nous ne subissons plus le climat selon des cycles millénaires, nous le faisons. Les recherches scientifiques permettent d’établir qu’à l’horizon 2050-2100, donc à l’échelle du temps humain, des seuils de destruction irréversibles pourraient être atteints si nous poursuivons notre modèle. Cela veut dire que l’histoire au long cours de la Terre rejoint l’histoire courte des sociétés. L’oubli de la nature dans la modernité occidentale et la négation de la part naturelle de la condition humaine, associées à la toute-puissance supposée d’une humanité capable de dominer la nature et de la fabriquer selon ses besoins, l’émancipation conçue comme arrachement à la Terre sont au cœur de la crise écologique. Le principe moderne et postmoderne selon lequel « la nature n’existe pas », que tout est fabrication humaine et sociale, est du même ordre et aussi dévastateur que le fut celui de Margaret Thatcher : « La société n’existe pas. »

Cela ne rejoint-il pas une pensée naturaliste sociale qui avait été rejetée par l’Occident et les forces progressistes ?

Il est difficile de dire que l’Occident a rejeté le naturalisme social tant il l’a mis au principe de son projet « civilisateur » ! Je me sens héritière de la pensée des Lumières en ce qu’elle a préconisé la séparation du social et du politique de ce qui relève des lois naturelles. Ce principe est plus que jamais menacé, car cette séparation a signifié domination et appropriation, jusqu’à l’absorption totale de la nature – et des sociétés – dans le monde du profit. Refuser le naturalisme social et toutes les formes de colonialisme, de domination et d’exclusion qu’il légitime, c’est aussi admettre, comme l’écrivait Simone Weil dans les années 1930, que la domination de la nature va de pair avec la domination des hommes. L’autonomie des humains et des sociétés suppose de reconnaître que nous ne sommes pas hors sol, que nous n’habitons pas la Terre comme des parasites. L’humanisme est un principe abstrait, désincarné et vide, peu attentif aux vies concrètes, dès lors qu’il prétend se fonder sur des êtres antinature.

Cela va-t-il aussi jusqu’à reposer
ou revoir certaines pensées qui ont eu une grande influence, comme celle de Marx ?

Dans l’essentiel de la tradition marxiste, la transformation radicale du système suppose l’expansion des forces productives, l’arrachement et le déracinement. Le capitalisme, supposé accoucher nécessairement du socialisme
– selon les lois scientifiques de l’histoire –, devait s’étendre pour que la révolution planétaire, portée par des masses déracinées n’ayant plus « rien à perdre que leurs chaînes », soit possible. Ce fut le motif de l’adhésion de Marx au libre-échange : il hâterait la révolution mondiale. Les régressions et les destructions sociales et écologiques sont certes un mal, mais du mal devrait surgir du bien. C’est pourquoi les luttes qui se donnaient pour but la conservation, celle de la terre, de la petite propriété, des biens communs, celle des métiers – luttes contre le machinisme – furent le plus souvent considérées comme précapitalistes ou réactionnaires. Or, nous voyons aujourd’hui que le déracinement massif, la rupture des liens avec le passé, la perte des savoirs et des cultures, la compression du temps, poussés à l’extrême dans le capitalisme néolibéral, menacent d’engendrer des sociétés de masse et leur pendant totalitaire, comme les avaient pressenties Hannah Arendt ou Karl Polanyi. C’est pourquoi le mouvement altermondialiste, qui tire sa force des mouvements paysans, des luttes des peuples indigènes, des mouvements sociaux qui résistent pour sauvegarder leurs milieux de vie et de travail, de l’aspiration à une relocalisation du monde, au ralentissement du temps,
à la réappropriation des biens communs, est une ouverture vers d’autres mondes possibles.

L’économiste que vous êtes puise dans les courants écologistes, philosophiques et anthropologiques. La seule analyse économique du monde ne suffit-elle plus ?

La crise que nous vivons n’est pas une crise économique, elle est une crise de la domination économique du monde. L’analyse économique n’a jamais été suffisante, et aujourd’hui encore moins que jamais car elle s’est fermée sur elle-même, pensant pouvoir absorber dans son champ les autres approches. Mais il faut aller plus loin. La crise de la modernité occidentale et du capitalisme ne peuvent se contenter non plus des critiques internes. Cette modernité, que nous voyons souvent comme horizon indépassable pour tous ceux qui en ont été exclus, est critiquée dans les pays du Sud, non pas au nom de la préservation d’un ordre immuable et transcendant, mais pour son incapacité à assurer la pérennité des sociétés humaines sur la Terre, à donner du sens à la justice et à la solidarité, à penser l’universel à la manière de Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs. »

Idées
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