La méthode du bulldozer

Derrière la crise sociale, une crise démocratique émerge. L’Élysée dicte sa loi au ­peuple et au Parlement, et met au pas sa majorité. Tout dialogue est écarté.

Thierry Brun  • 16 septembre 2010 abonné·es

Nicolas Sarkozy sait-il où il va dans cet affrontement social autour de la réforme des retraites ? Le calendrier très serré imposé par lui et son gouvernement a mis les syndicats au pied du mur. Au risque d’un affrontement social majeur. Dans le dossier des retraites, l’omniprésident compte dicter son tempo jusqu’à la fin du processus. Le conseil des mi­nistres du 8 septembre a été l’occasion d’une passation de pouvoir d’un genre nouveau. Nicolas Sarkozy s’est substitué au gouvernement et a égrené les quelques mesures destinées à amadouer des syndicats dopés par le succès de la journée de grèves et de manifestations du 7 septembre, qui ont rassemblé 2,7 millions de personnes. Un camouflet supplémentaire pour le fidèle Éric Woerth, ministre du Travail, dont le Président avait dit quelques jours plus tôt : « Il reste pertinent pour réformer les retraites. » Exit aussi les syndicats, en particulier la réformiste CFDT, qui accueille froidement les « réponses apportées » par Nicolas Sarkozy aux mobilisations. Selon ce syndicat, elles « ressemblent à du bricolage » et « sont la conséquence du refus d’une vraie mise à plat du système et d’un débat de fond » .

Tandis que le Président avance comme un bulldozer, les syndicats tergi­versent. Ce n’est qu’après d’âpres discussions sur la date de la prochaine journée nationale que l’intersyndicale nationale a accouché d’un bref communiqué annonçant des actions dans les départements pour « interpeller les députés » le 15 septembre, jour du vote du projet de loi à l’Assemblée nationale, avant une « grande journée » le 23, plus de deux semaines après le succès du 7… De quoi laisser sur leur faim nombre de militants syndicaux et de salariés qui voulaient « battre le fer quand il est chaud » , a déploré l’Union syndicale Solidaires.

Les deux grandes confédérations CGT et CFDT ont en fait éloigné l’horizon d’un nouveau bras de fer avec Nicolas Sarkozy. Ni Bernard Thibault ni François Chérèque ne sont prêts à s’engager dans un affrontement durci qui conduirait au blocage du pays, avec un risque de débordement des directions confédérales… Après avoir été consultées, certaines fédérations et unions départementales de la CGT ont peu apprécié cette unité « Bisounours », et se plaignent des journées sans lendemain. Les syndicalistes, comme dans la fédération des cheminots CGT, ont même été pris de court, obligés de revoir leur mot ­d’ordre de grève, qui était fixé… à la date du 15 septembre. Selon Annick Coupé, porte-parole de Solidaires, qui a participé à l’intersyndicale nationale, certaines organisations, comme la CFDT, ont fait des propositions pour des manifestations le samedi 18 septembre, voire le samedi suivant, mais, « pour la CGT, l’affaire du week-end n’avait pas l’assentiment » . Elle ajoute que « la CGT est plus sur une culture de mobilisation d’entre­prises que sur la mobilisation citoyenne » .

Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU, syndicat représentatif dans la Fonction publique, a, elle, regretté que l’inter­syndicale n’ait pas opté pour une suite rapide à la journée du 7. De même que l’union syndicale Solidaires, qui n’a pas signé le communiqué ­inter­syndical, et FO, qui souhaite un mouvement reconductible. « Un mouvement de grève générale demeure nécessaire pour gagner », estime pour sa part le bureau national de Solidaires, qui participera malgré tout à la journée du 23. FO et Solidaires ne sont pas isolés sur le terrain ; même au sein de la CFTC, le ton est au rapport de force, notamment chez les cheminots, qui veulent « s’engager dans un bras de fer avec le gouvernement via un mouvement reconductible car, avec seulement des journées isolées, on risque d’affaiblir la mobilisation » , déclare Bernard Aubin, secrétaire fédéral.
Dans les esprits, l’alternative politique à la grève générale pourrait être un référendum. En vérité, l’un est peut-être le complément de l’autre. Pour éviter la surenchère sociale et politique, le chef de l’État en personne a dûment chapitré les parlementaires de l’UMP, sommés de faire front commun à l’Assemblée nationale pour adopter treize amendements. Les mesures présidentielles sur la pénibilité, les carrières longues et les fonctionnaires parents de trois enfants ont été transmises en un temps record à de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée, qui les a adoptées sans broncher. Un diktat qui a fait dire à Bernard Thibault : « L’Élysée rédige aujourd’hui la loi. » Pour les syndicats, l’Assemblée nationale n’est plus que la chambre d’enregistrement de l’Élysée. Les débats très formatés continuent donc dans une atmosphère de crise institutionnelle. Les députés de l’opposition en sont réduits à demander un « allongement du temps de débat » pour examiner la salve d’amendements présidentiels modifiant le projet gouvernemental de réforme des retraites, marqueur du quinquennat sarkozyste.

Pour sa part, le secrétaire général de la CGT regrette dans le Monde
(du 10 septembre) que « les syndicats [soient] sommés d’accepter systématiquement le fait accompli et les arbitrages successifs, unilatéraux et personnels du Président. Cette méthode a atteint ses limites » . Et François Chérèque se laisse même aller, sur France 2 (« À vous de juger », du 9 septembre), à prononcer une phrase qui pourrait résonner comme une menace : « Ne tombons pas dans l’illusion qu’il faut attendre les élections pour changer la réforme, c’est maintenant ! » Le secrétaire général de la CFDT se voit conforté par Bernard Thibault, lors de la même émission : « D’expérience syndicale, je dirai qu’il ne faut attendre aucune échéance. » Les menaces sont montées d’un cran quand les dirigeants de sept organisations syndicales (FO n’a pas signé) ont, dans une lettre ouverte adressée au président de la République, au Premier ministre, au gouvernement, aux députés et aux sénateurs, écrit sèchement que « le vote de ce projet dans sa logique actuelle n’est pas ­d’actualité ».
Les syndicats soulignent que « la méthode utilisée, qui a consisté, pour l’essentiel, à recevoir les syndicats sans jamais réellement les entendre, a contribué à accroître les tensions » . Les annonces successives de modifications du projet de loi n’ont convaincu personne. Bien au contraire, elles ont jeté de l’huile sur le feu. Bernard Thibault accuse Nicolas Sarkozy d’avoir « instrumentalisé » la réforme « pour des raisons politiques » . « On peut aller vers un blocage, vers une crise sociale d’ampleur. C’est possible. Mais ce n’est pas nous qui avons pris le risque » , lance le dirigeant de la CGT. Le message est aussi destiné à satisfaire la base, car localement les intersyndicales sont poussées à se radicaliser.

Certes, le fil du dialogue n’est pas rompu, et les tractations se poursuivent dans le bureau du discret Raymond Soubie, conseiller social de Nicolas Sarkozy, « l’autre ­ministre du Travail ». Mais c’est surtout la crainte d’être débordés par le mouvement social qui motive les directions confédérales.

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Pourquoi il faut un référendum
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