La mobilisation à quitte ou double…

Denis Sieffert  • 30 septembre 2010 abonné·es

Nul ne peut encore prédire l’issue du conflit provoqué par une réforme détestable, tant dans son contenu que par les moyens utilisés pour l’imposer à une opinion hostile. La suite dépend en partie de la réussite de la manifestation appelée par l’intersyndicale ce samedi. Mais en partie seulement. Car le sort de la mobilisation se joue aussi dans des grandes entreprises appartenant à des secteurs stratégiques de notre économie : les transports et l’énergie, notamment. Il faut compter également avec la jeunesse, hantise de tous les gouvernants. Les salariés des premières peuvent paralyser le pays en un rien de temps ; les jeunes, eux, échappent à tout contrôle par la spontanéité de leur réaction, et le caractère communicatif de leur révolte.

Qu’ils viennent à prendre la rue, et
­– illusion ou réalité – c’est un climat de tension qui s’installe aussitôt. Tous ceux qui scrutent aujourd’hui le paysage social en conviennent : l’embrasement n’est pas à exclure. Inutile pourtant de chercher derrière la porte un deus ex machina qui soufflerait sur la braise. La colère populaire n’est provoquée par aucun discours subversif, elle n’est instrumentalisée par aucun groupuscule caché. Le boutefeu, c’est le président de la République lui-même. Ce qui est insupportable dans cette réforme, c’est la grossièreté de l’injustice, aggravée d’un déni absolu de démocratie. D’où, d’ailleurs, l’appel pour un référendum lancé la semaine dernière dans nos colonnes par une vingtaine de personnalités politiques et associatives. La frustration profonde et douloureuse ressentie par la plupart de nos concitoyens est constitutive de quelque chose qui n’existait plus guère dans notre culture sociale : un sentiment de classe. Et c’est ici peut-être qu’il faut saluer la première victoire du mouvement. Une victoire idéologique.

Quoi qu’il advienne maintenant, cette réforme aura pour le gouvernement un prix politique lourd. L’injustice et le déni de démocratie se sont inscrits dans la mémoire collective. Or, la stratégie présidentielle devait s’apparenter à une guerre éclair. Souvenez-vous : elle reposait sur un argument d’une logique irréfragable : la durée de vie ayant augmenté, il faut travailler plus. Tout au long du printemps, économistes officiels et éditorialistes faussement « concrets », tous amateurs de « bon sens », sans compter la garde rapprochée du Président – ces derniers avec un ton insupportablement cauteleux ( « l’espérance de vie a augmenté, et c’est plutôt une bonne nouvelle » , etc.) – ont pilonné nos pauvres esprits avec cette trompeuse évidence. Face à eux, une poignée d’économistes rebelles – dont beaucoup signent dans Politis  –, mais aussi des syndicalistes et quelques politiques, tentaient de déconstruire ce discours. Longtemps sans effets apparents. Puis, sondage après sondage, nous avons vu l’opinion basculer. L’immense majorité de nos concitoyens a fini par flairer l’arnaque. Le caractère socialement discriminatoire de la réforme est maintenant vu et su de tous.

La violence de la méthode n’échappe plus à personne. Il est vrai que cette analyse collective s’est amalgamée, au meilleur sens du mot, avec d’autres composantes de l’actualité. L’affaire Woerth-Bettencourt est venue comme une légende sous une photo encore un peu floue. Le tout sur fond de crise économique et financière mondiale. Et voilà que même le supplément « Économie » du Monde nous « révèle » que le niveau de pension va baisser, et que le système par répartition s’en trouvera « délégitimé ». Une grille de lecture sociale reprend peu à peu vigueur après deux décennies de disgrâce. Des manifestants brandissent des écriteaux affirmant : « Je lutte des classes ».

Bref, il est bien possible que cette réforme des retraites passe, mais son habillage idéologique est en lambeaux. Ostensiblement, la France se partage entre ceux qui ont intérêt à cette réforme, et les autres, qui en seraient les victimes. Une ligne de partage à l’ancienne, en somme. Miracle de la dialectique : à force de mensonges, Nicolas Sarkozy a fini par produire une vérité fondamentale de notre société. Mais on sait, hélas, que la vérité ne suffit pas en politique. On sent bien que les deux principales directions confédérales sont debout sur le frein. Leur position est d’ailleurs bien inconfortable, puisqu’elles ont en face d’elles un gouvernement irascible, incapable de les associer à la négociation ne serait-ce que d’un volet de sa réforme. Il ne s’agit pas pour nous d’opposer la « base » au « sommet ».

Les choses ne sont pas aussi simples. La colère peut aussi coûter cher en salaires perdus, et pour une issue incertaine. D’autant plus incertaine que les multiples et contradictoires discours politiques du Parti socialiste (voir à ce sujet l’article de Michel Soudais, pages 6 et 7) n’offrent aucune garantie pour l’avenir. Nous ne jouerons donc pas les conseilleurs. La volonté existe, y compris chez des cadres syndicaux à un niveau élevé. L’hésitation naît de la crainte de se trouver isolé. Les mouvements d’ampleur résultent, on le sait, d’une alchimie qui finit par emporter les plus réticents. Tout cela passe au minimum par le succès de la manifestation de samedi. Dans l’immédiat, nous ne pouvons que prendre humblement notre place dans la rue les 2 et 12 octobre. Nous y serons.

Retrouvez l’édito en vidéo.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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