Lascaux : Une sombre histoire

Lascaux célèbre le 12 septembre le 70e anniversaire de la découverte de sa grotte. Un anniversaire gâché par les incohérences de préservation
et de conservation.

Jean-Claude Renard  • 9 septembre 2010 abonné·es

Au commencement, l’histoire était belle. Quatre adolescents en mal de scolarité, buissonnant dans les fourrés, remontant les bords de la Vézère. À deux encablures de Montignac, trois de Sarlat (Dordogne). L’été tire à sa fin, ce 12 septembre 1940, cependant que tous les esprits restent marqués par la débâcle. Suivant les turpitudes de leur chien Robot, Jacques Marsal, Marcel Ravidat, Georges Agniel et Simon Coencas tombent sur un « trou de renard » qui pourrait bien être l’antichambre d’un souterrain. C’est affaire de nature humaine, de curiosité : ils n’hésitent pas à pénétrer dans l’entonnoir ridicule.

Et de rester sur le cul devant une frise de cerfs traversant une rivière, des bisons adossés, une vache noire paissant tranquillement, des chevaux ventrus, des files d’aurochs aux cornes inégales, une kyrielle de vaches, de bouquetins, un animal énigmatique surmonté de deux traits rectilignes, ressemblant à une licorne, de grands fauves, un ours et un rhinocéros, un renne, un autre cheval vu de face. Des animaux en cavalcade. Dans une brinquebale féroce, plus que grandeur nature. Le long d’une salle, d’un passage, puis d’un couloir et d’une galerie, tout un bestiaire dessiné, crayonné à même la paroi, au manganèse ou à l’argile, gavé de couleurs noire, ocre, feu orangé, rouge pourpre et jaune. Et plusieurs centaines de gravures, de signes géométriques, de ponctuations. Au fond d’un puits, la représentation d’un homme à tête d’oiseau, au sexe érigé.

La découverte est assez stupéfiante pour que les mômes en fassent part à leur instituteur, Léon Laval. Averti à son tour, l’abbé Breuil, préhistorien, se rend sur le site quelques jours plus tard pour découvrir l’une des plus importantes grottes ornées du paléolithique. L’abbé entreprendra les premières recherches scientifiques. Représentation cosmogonique de l’univers, d’une mémoire d’homme vieille de dix-sept mille ans, Lascaux prend le titre de « chapelle Sixtine de la préhistoire », classée au titre des monuments ­historiques dès le mois de décembre 1940. Jacques Marsal, l’aîné des adolescents, en sera le guide et le gardien, tandis que Marcel Ravidat se fera paysan. Georges Agniel travaillera plus tard chez Thompson, Simon Coencas deviendra ferrailleur, après avoir été interné au camp de Drancy, puis relâché en raison de son âge. Fin du premier chapitre.

Protégée par l’effondrement d’un auvent naturel, Lascaux s’est donc préservée dix-sept siècles sans faille. Pour resurgir au gré des vadrouilles de quatre mômes, quand l’Europe sombre sous la férule nazie. Hasard des temps. Mais le ver est dans le fruit, dans une histoire jalonnée d’incohérences et de bêtises. La grotte a d’emblée suscité vif intérêt populaire et mouvements de foule. Tourisme d’abord. Et foin de l’équilibre naturel. Artisanale à ses débuts, la visite va se déployer de façon industrielle. Propriétaire des lieux, le comte Charles-Emmanuel de La Rochefoucauld-Montbel entend bien favoriser les travaux susceptibles de faire fructifier le site. Des travaux menés sans contrôle scientifique. Ça évite les heures perdues, les tergiversations. À l’éboulis d’entrée, qui jouait le rôle de tampon thermique et hygro­thermique, succède un imposant escalier d’accès conduisant à une monumentale porte en bronze. Des marches mènent aux entrailles de la terre, les sols sont abaissés pour permettre aux gens de se tenir debout, et l’électricité est installée pour accompagner le parcours. Une centaine de tonnes de déblais est déversée… dans le puits où figure l’unique représentation humaine de Lascaux. Ravageant les sols, polluant la caverne, les premiers aménagements sont un massacre.

Mais peu importe. Le 14 juillet 1948, la grotte s’ouvre officiellement au tourisme. Pour elle, c’est une révolution. Et très vite, de 400 visiteurs par jour, pressés d’admirer l’art pariétal, elle va recevoir plus de 1 800 personnes au quotidien. Ce flot brutal a des conséquences. Le gaz carbonique véhiculé par les visiteurs, une condensation intermittente d’eau, une température élevée abîment les parois. Les peintures trinquent, éclairées de projecteurs provoquant la prolifération d’algues, de champignons, de bactéries, comme la grotte elle-même, bouleversée dans son écosystème.

En 1955, Lascaux connaît sa première crise bioclimatique. Deux ans plus tard, on ajoute une climatisation pour réguler la température, l’humidité et le taux de gaz carbonique, des tranchées sont creusées pour installer des gaines en béton armé. Le jeu de massacre continue. Les parois souffrent de maladies vertes puis blanches. Et après quinze années de visites hystériques, André Malraux, ministre des Affaires culturelles, impose la fermeture de la grotte au public, en 1963. Des applications de préservation et de conservation sont mises en place pour enrayer les dégradations microbiologique et climatique. À vrai dire, pour beaucoup de spécialistes, il est déjà trop tard.

La donation de la grotte à l’État, en 1972, ne changera pas grand-chose. Tandis que monsieur le comte obtient l’exclusivité de l’exploitation d’une copie de Lascaux, en fac-similé, à moins de 400 mètres du site. Reprise en main par le département, la copie presque conforme, baptisée Lascaux II, propose une représentation de la salle des taureaux, du diverticule axial, et ouvre ses portes en 1983. La véritable grotte, elle, avale encore plus d’un millier de privilégiés par an, jusqu’au milieu des années 1990. C’est trop, c’est beaucoup trop. Et l’installation d’une nouvelle machine de gestion climatique n’enlève rien à la prolifération, sur les sols, les banquettes, les voûtes et les parois de moisissures et de bactéries à l’orée des années 2000. Avec, pour seule réponse, le déversement de chaux vive. Du plus bel effet. En 2007, apparaissent de nouvelles taches noires. Des moisissures qui renaissent aussi souvent que les comités et les commissions en charge d’une conservation à la sauve-qui-peut. Aujourd’hui, à son 70e anniversaire et quelque dix-sept mille ans, la grotte décline inquiétudes et pronostics pessimistes. Lascaux se fait ainsi un condensé de l’humanité. De ses plus belles illustrations à sa destruction.

À lire : les Visiteurs de Lascaux, Chantal Tanet et Gilles Tosello, éd. Sud-Ouest ; Dictionnaire de Lascaux, Brigitte et Gilles Delluc, éd. Sud-Ouest.

Culture
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