L’humanité de Cyrano

Rencontre avec Christophe Brault, un acteur partagé entre Edmond Rostand et les auteurs modernes qu’il joue habituellement.

Gilles Costaz  • 21 octobre 2010 abonné·es
L’humanité de Cyrano
© Cyrano de Bergerac, Nouvel Olympia, Tours, 02 47 64 50 50, jusqu’au 27 octobre. À Paris, théâtre de la Tempête, 01 43 28 36 36, 9 novembre-12 décembre. Puis en tournée jusqu’au 31 mai.

Revoilà Cyrano de Bergerac  ! Les Français ont une telle histoire d’amour – une passion trouble où se mêlent les rêves de victoire et le sentiment de l’échec – avec la pièce de Rostand que le cadet de Gascogne revient souvent sur nos scènes, bien que ce soit l’un des textes les plus longs et les plus lourds à monter de notre répertoire. Après la version de Denis Podalydès avec Michel Vuillermoz à la Comédie-Française, voici celle de Gilles Bouillon avec Christophe Brault, au Centre dramatique de Tours, d’abord, puis à Paris et à travers toute la France. L’option de Bouillon est d’entrer au plus profond dans la tête de Cyrano. Pour y trouver, dans la merveilleuse folie des mots, un désespoir très vif et un sens du défi qui est une sublimation des idéaux courtois et militaire.

On appréciera, dans le déroulement quasi fluide de cet énorme feuilleton (rendre fluide cette succession d’actes tantôt intimes tantôt massifs, quel exploit ! ) et dans la belle mobilité joueuse de la scénographie de Nathalie Holt, bien des acteurs comme Thibaut Corrion, Emmanuelle Wion, Philippe Lebas, ­Xavier Guittet, Marc Siemiatycki, Cécile Bouilot et les comédiens du Jeune Théâtre en ­région Centre. Mais, bien sûr, c’est le nouveau Cyrano qui nous frappe par sa personnalisation marquante du rôle : Christophe Brault, doté d’un appendice nasal très discret, porteur d’une humanité profonde, plus dans l’éclat sourd que dans le cliquetis, comme égaré au cœur de lui-même, mille fois plus poète ­lunaire que mousquetaire. Ce comédien a souvent ­représenté l’écriture la plus contemporaine, que pense-t-il à présent de la mission de l’acteur, entre patrimoine et création ?

Politis : Vous avez incarné le théâtre le plus original et le plus neuf quand vous avez joué Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux , de Noëlle Renaude. Une aventure tout à fait unique.

Christophe Brault : Oui, j’avais demandé à Noëlle Renaude de m’écrire quelque chose. Elle m’a dit : oui, mais pas de monologue, une chose infinie, qui ne se terminera jamais, avec des milliers de voix. Elle m’a donné son texte au fur et à mesure de l’écriture. On travaillait à la demande : les théâtres nous demandaient quatre heures de Ma Solange , ou une saison, ou plusieurs passages. À la fin, au terme de quatre ans, il y avait seize heures de texte que je jouais ici et là. Un jour, il a fallu arrêter. On se déplaçait partout comme un vieux ­couple ! Mais j’adorais ces personnages de faux feuilleton, ce travail de caméléon sur la langue, le grand tourbillon de vie et de mort qui passe par la bouche d’Alex. Noëlle fait entendre le bruit que font les mots quand on parle !

Après une telle expérience, comment passe-t-on à d’autres aventures ?

J’aime les familles de théâtre, mais je refuse de n’appartenir qu’à une seule famille. J’ai retrouvé Robert Cantarella, travaillé avec Frédéric Fisbach, Bernard Sobel… J’ai joué avec Stéphane Braunschweig, qui est un lecteur de textes et un directeur d’acteurs d’une précision incroyable. Je fais d’ailleurs partie du comité de lecture du théâtre de la Colline, que dirige Stéphane. Je ne rêve que d’écritures nouvelles.

Pourtant vous jouez Cyrano !

J’avais joué Iago dans l’ Othello qu’avait mis en scène Gilles Bouillon. Il m’a proposé Cyrano de Bergerac . J’aime le sens de la troupe qu’il a mis en place. Avec lui, c’est un théâtre populaire d’une grande générosité intelligible. Mais je n’aimais pas beaucoup Cyrano , certains clans du théâtre me déconseillaient de jouer cette pièce, et ma fille de 16 ans connaissait mieux la « tirade du nez » que moi ! Je n’étais pas passionné du personnage comme je l’ai été de Iago, j’ai appris à l’aimer. C’est toute une vie qu’on parcourt en deux heures quarante-cinq ! J’ai regardé quelques films et captations, j’adore le film de Rappeneau. Mais il faut toujours jouer comme si c’était la première fois. Avec Bouillon, nous l’avons conçu comme un monstre à trois têtes : il réunit les esprits de lui-même, de Christian et de Roxane. C’est un poète qui rencontre la beauté et qui échoue avec panache. « Échouer mieux » , disait Beckett pour lui-même.

Après, d’autres projets ?

J’aimerais faire un spectacle à partir de la philosophie, faire entendre des cours de grands professeurs. Ce sont de grands acteurs. Et comme Deleuze disait que les concepts sont des personnages…

Dans le contexte actuel, quelle est la mission de l’acteur ?

Faire écouter les écritures, ne pas se mettre en avant. Je reste attaché aux préceptes de mon maître au Conservatoire, Michel Bouquet. Il disait : « Les grands rôles, on ne peut pas être à la hauteur. Ils sont plus forts que nous. Restez légèrement en dessous. » J’y pense tous les soirs.

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