« Nos vies entre parenthèses »

Le centre d’hébergement Laumière d’Emmaüs veut permettre à des femmes sans logement de se réinscrire dans une dynamique de société. Reportage.

Noëlle Guillon  • 11 novembre 2010 abonné·es

Sur la porte, aucun signe distinctif. Le battant est ouvert sur un passage étroit bordant un café animé. L’immeuble parisien ne laisse rien présager des méandres de la vie qui ont conduit là ses habitantes. À tous les étages, des femmes ont trouvé refuge pour six mois ou pour un an : ici, le temps n’est presque pas compté. Pauline, Sarah et Doria – la Black, la Beur et la blonde – n’ont pas 30 ans et vivent dans le centre Laumière depuis deux, quatre ou sept mois. « Ici, nous avons été rattrapées avant de sombrer. La rue nous tendait les bras. » Le bâtiment, d’abord hôtel puis centre d’hébergement d’urgence pour l’hiver, a été transformé en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) en 2007, dans la vague d’initiatives qui ont suivi le mouvement lancé par les Don Quichotte (voir ci-dessus). « Les femmes hébergées ici ont vécu des ruptures conjugales, la plupart sont passées par l’urgence. Peu ont dormi dans la rue. En fait, il y a très peu de femmes seules à la rue, explique Ibnou Diop, le directeur du centre. Nous avons aussi des migrantes qui n’ont aucune expérience du logement en France, pour qui ce n’est pas une réalité concrète. »

Le passage au statut de CHRS a permis la stabilisation des financements et le renforcement des ressources éducatives. Elles sont deux, une assistante sociale et une éducatrice spécialisée, à suivre, durant la journée, 46 femmes en situation de rupture. « Nous veillons à privilégier la mixité des profils et des situations. Des jeunes et des moins jeunes. Des personnes avec un travail ou dans le circuit de l’hébergement depuis un long moment. Chacune demande un suivi différent. Deux travailleurs sociaux, ce n’est pas assez » , déplore Geneviève Ouidir, éducatrice. Elle défend ce modèle qui permet de redonner un horizon à ces femmes. « Le plus important, c’est le lien hébergement-accompagnement social. Les femmes qui sont aiguillées ici par une assistante sociale peuvent rester six mois, renouvelables en fonction de leur projet personnel. »

Pauline, Sarah et Doria ont presque le même âge, mais des parcours bien différents. Venue du Cameroun, Pauline tente sa chance comme aide-­soignante. « Je travaille en intérim. Pas de quoi avoir un logement à moi. Avant de venir en France, on nous fait croire que tout y est rose. Mais ce n’est pas vrai. Maintenant, ce n’est plus possible de revenir en arrière. On assume nos choix d’adultes. Dans ce centre, même si on est hébergées et suivies, on nous laisse cette responsabilité. » Doria, elle, vivait avec sa petite fille de 5 ans et le père de celle-ci. « Je la vois encore tous les week-ends, elle me permet de tenir. » Sarah, « sans lit fixe » , selon ses mots, a navigué de sous-locations en canapés dans la famille, puis chez des amis. Avant d’atterrir là en urgence : « J’ai appelé le 115, mais en allant dans le centre j’ai eu peur et je suis tout de suite partie. »

« Au fur et à mesure que l’hébergement dans la famille ou chez des amis s’étend, le respect s’en va , confie Pauline. Tu n’es pas chez toi, tu es toujours en trop. Ici, on retrouve un peu de sa personnalité. Ensuite, seulement, on peut tenter de recréer des liens avec nos proches. Mais, pour cela, il faut d’abord accepter de prendre de la distance. » Il y a quelques places seules, mais certaines doivent partager leur chambre. « Tout seul, on peut se laisser couler, à deux on se surveille, on fait gaffe » , raconte Sarah, sa colocataire. Même avec des rythmes différents, les trois jeunes femmes se retrouvent à l’heure du dîner. Elles ne mangent que des plats préparés, qu’elles commandent quinze jours à l’avance auprès de l’éducateur du soir, et chantent à tue-tête devant les jeux télévisés. Certaines pensionnaires préfèrent cuisiner. Elles défilent dans le réfectoire aux carreaux rouge orangé tout frais posés. Elles regardent avec bienveillance et un peu d’amusement les trois benjamines. Quand arrive Madeleine dans son boubou satiné et brillant, Doria se jette dans ses bras : « Belle-maman ! »

Le collectif agit, même discrètement et incidemment. Dans une structure comme celle-ci, chaque femme est suivie tous les quinze jours en entretien individuel. Le temps de faire un bilan personnel, professionnel, des simulations d’entretien, du soutien à la recherche d’emploi. Mais des activités collectives sont également proposées. « Nous avons fait venir une socio-esthéticienne. Elle proposait des soins des mains, du visage, du maquillage… Un temps pour s’occuper de soi dans une dynamique de groupe. Même les plus âgées y ont pris plaisir » , se souvient Geneviève Ouidir.

Le collectif a aussi ses limites. Marie-Eddy est fière de la chambre où elle loge seule. « Le bâtiment a été refait avant l’été. Il y a des murs colorés partout. Moi, je n’aime pas ces couleurs criardes, alors j’ai décidé de mettre une couette blanche, j’ai même acheté des fleurs. Pour me sentir bien, chez moi. » Quelques étages plus haut, autre ambiance colorée – chaque palier a la sienne – et une chambre partagée. Deux lits et trois filles, tous les soirs jusque tard. Doria ne quitte ses amies Sarah et Pauline que pour aller dormir. « On discute, on lit beaucoup ensemble » , explique Sarah.

Doria, téléphone dans une main, Brûlée vive de Souad dans l’autre, s’installe au bout du lit de son amie. Pauline, elle, est déjà sous les draps. La plus récemment arrivée du groupe a des coups de blues et quelques larmes au fond des yeux. « Quand je regarde les autres, toutes ces femmes qui sont ici, je sais qu’on est toutes là parce qu’on a des problèmes, explique-t-elle. On n’en parle pas forcément, les gens ne se confient pas vraiment, mais on le sait quand même. Ça nous renvoie à notre propre échec. Je n’ai rien amené car je n’ai pas envie de m’éterniser ici. » Pour Sarah, « c’est évident que c’est une solution provisoire. Le seul but pour le moment ? Trouver un travail. Le logement suivra. De toute façon, on ne pense qu’à ça, trouver un travail. Une relation ? Et on lui dira quoi ? Qu’on habite dans un centre d’hébergement ? Ici, notre vie est entre parenthèses. »

Cette parenthèse doit déboucher sur une « sortie positive » , selon Geneviève Ouidir. « En résidence sociale, en hôtel social, en maison-relais, voire, quand c’est possible, en logement de droit commun. » L’an dernier, la quasi-totalité des femmes sorties du centre sont restées dans le circuit de l’hébergement. Les logements manquent, et certaines ne pourraient assumer un retour trop rapide à l’autonomie. Dehors, devant le centre, Maria, la soixantaine, fume une cigarette. « J’ai peur du feu. Depuis l’incendie de l’hôtel où j’habitais en 2005, j’ai peur quand les pensionnaires allument de l’encens. J’ai peur partout, même dans le métro. » D’un centre à un autre, cette Serbe, « de mère croate catholique et de père orthodoxe » , traîne depuis des années sa hanche douloureuse et le souvenir de ses enfants retournés au pays. « Je préfère le CHRS aux centres d’urgence car, ici, personne ne fume dans les chambres. » Long silence. Puis un sourire, finalement. « Ici, c’est moi qui nettoie la cuisine. Les autres me demandent pourquoi je fais ça. Ça me fait plaisir, même si je ne suis pas chez moi. »

Société
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