Thon : la France pousse le bouchon

Alors que s’ouvre la réunion annuelle de la Cicta, instance de gestion du thon rouge, le gouvernement français défend un quota de prises qui pourrait condamner l’espèce à la disparition en Méditerranée sous dix ans.

Patrick Piro  • 18 novembre 2010 abonné·es

Le Premier ministre, François Fillon, a tranché en faveur de Bruno Le Maire, son ministre de l’Agriculture et de la Pêche, au détriment du ministère de l’Écologie : alors que vient de s’ouvrir à Paris la réunion annuelle des 48 pays membres de la Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (Cicta, ou Iccat en anglais, du 17 au 27 novembre), la France défendra pour 2011 la reconduction du quota global de 13 500 tonnes de prises de thon rouge en Méditerranée. Et prend la tête de la fronde des pays du bassin contre la commissaire européenne à la Pêche, Maria Damanaki, qui souhaitait un plafond de 6 000 tonnes. Résultat, le mandat de l’Union, qui négocie à la Cicta au nom des Vingt-sept, n’a été arrêté qu’à la suite d’une ultime réunion de crise mercredi dernier. « La mention des 6 000 tonnes devrait disparaître », déplore François Chartier, chargé de campagne pêche à Greenpeace.

Pourquoi un tel écart ? Le quota retenu par Bruxelles correspond à la feuille de route de la directive « stratégie pour le milieu marin » de 2008, qui impose à l’Union de stabiliser ses ressources en poisson d’ici à 2020. Bruno Le Maire s’en remet, pour sa part, à une boussole bien plus laxiste : une recommandation Cicta de 2009 visant la viabilité des stocks avec une probabilité d’au moins 60 % d’ici à 2022. La différence est considérable, et les associations environnementalistes s’étranglent : il s’agit finalement d’accepter, avec 40 % de probabilité, le risque d’un effondrement des populations de thon à l’horizon d’une décennie.

Les écologistes dénoncent aussi la contradiction avec des positions françaises récentes, portées par le ministère de l’Écologie : en mars dernier, le soutien à la demande d’interdiction du commerce du thon rouge lors de la conférence de la Cites (finalement rejetée) [^2], et la promesse de lutter contre la surexploitation des stocks de poissons formulée lors du récent sommet de Nagoya sur la biodiversité.

Conforté par le remaniement ministériel de dimanche, qui réintègre la Pêche dans son ministère, après un passage en 2007 sous l’autorité de l’Écologie, Bruno Le Maire estime, lui, sa position « équilibrée » , arguant qu’elle sauvera 500 emplois. Chiffre très surestimé, selon les associations. « Reste que, sur le fond, l’argument économique est aberrant » , critique Charles Braine, responsable du dossier au WWF.

En effet, c’est le basculement opéré il y a une quinzaine d’années par la filière qui est en cause : profitant de l’engouement irrépressible des consommateurs japonais – marché qui absorbe 80 % du thon rouge pêché dans le monde –, les flottes méditerranéennes se sont équipées d’énormes bateaux usines, les thoniers senneurs, capables d’embarquer 200 tonnes de poissons en une prise. Prisonniers de leurs importants investissements, les armateurs ont entretenu une course à la rentabilité qui a provoqué de très grosses fraudes. Une longue enquête, que vient de livrer l’International Consortium of Investigative Journalists, estime qu’un marché noir de 4 milliards de dollars s’est développé de 1998 à 2007.

Lors de cette dernière année, la flotte française a pêché le double du quota qui lui avait été alloué ! La France, qui assure avoir pris des mesures pour mettre fin aux pratiques coupables, « rembourse » actuellement ce dépassement par une réduction de son quota national plusieurs années durant, et incite ­désormais au désarmement de certains thoniers senneurs. « L’indemnité peut atteindre deux millions d’euros par bateau , indique Charles Braine, ce qui fait de cette pêcherie la plus coûteuse de toutes pour le contribuable européen. » Car s’y ajoutent les subventions versées à ces navires jusqu’en 2003, ainsi que les quelque 25 millions d’euros de la facture annuelle du système de contrôle mis en place en 2008 par la Cicta pour enrayer la fraude. En effet, cette pêche industrielle est fondée sur la capture de jeunes thons, ensuite transférés dans des cages d’engraissage en pleine mer avant abattage et exportation au Japon. Pour vérifier la sincérité de ces opérations, des observateurs embarquent sur chaque thonier senneur.

Mais l’analyse des rapports Cicta, que viennent de publier Greenpeace et le WWF [^3], jette un nouveau pavé dans la Mare nostrum : sur les 23 observateurs placés sur les flottes françaises et espagnoles (les plus importantes), seuls 5 auraient pu travailler sans embûches. « Ce qui démontre le caractère incontrôlable de cette pêcherie. Personne n’est capable de garantir avec fiabilité la traçabilité des prises », commente François Chartier.

C’est pourquoi Greenpeace réclame un moratoire sur la pêche au thon rouge. Le WWF se dit prêt, pour sa part, à accepter un quota de prises annuel de 6 000 tonnes pourvu qu’il soit entièrement reversé aux pêcheurs artisanaux, aux techniques peu prédatrices.

Alors que l’Union a les mains liées par les pays méditerranéens, le Japon pourrait saisir l’occasion d’une surprise lors de la réunion de la Cicta, estime Charles Braine. En défendant… une baisse des quotas. Intérêt : éloigner la menace brandie par le commissaire européen à l’Environnement de réclamer à nouveau l’interdiction du commerce du thon rouge lors de la prochaine réunion de la Cites, dans trois ans. « Le Japon, qui dispose de trois années de stocks congelés, ne souffrirait guère d’une limitation des prises, et aurait le temps de voir venir… » , souligne Charles Braine.

[^2]: Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, voir Politis n° 1095.

[^3]: Voir www.greenpeace.org ou www.wwf.fr

Écologie
Temps de lecture : 5 minutes