« L’industrie profite des ventes, pas la nation ! »

Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, analyse le fonctionnement du marché des armes en France.

Pauline Graulle  • 2 décembre 2010
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Politis : Le ministère de la Défense s’est récemment félicité du fait que les exportations d’armes ont bondi de 20 % entre 2008 et 2009.
Combien la vente d’armes à l’étranger rapporte-t-elle à la France ?

Patrice Bouveret : Il faut relativiser cette forte augmentation des commandes, qui correspond pour l’essentiel à la signature d’un important contrat de sous-marins avec le Brésil, représentant à lui seul près de la moitié du montant total pour l’année 2009. En réalité, le montant des livraisons d’armes est resté relativement stable.

À la fin de la guerre froide, les dépenses militaires des États avaient considérablement baissé dans le monde. Mais, hormis en Europe, nous assistons depuis quelques années à une reprise à la hausse des dépenses militaires, ce qui favorise une relance du commerce des armes. La France, qui avait connu un creux dans ses exportations dans les années 2000, bénéficie en outre du plan de relance des exportations d’armement lancé par Michèle Alliot-Marie, quand elle était ministre de la Défense sous Chirac, et que Nicolas Sarkozy a réactivé en 2007.Toutefois, le secteur de l’armement ne pèse pas aussi lourd dans l’économie française que le prétendent les responsables politiques : les exportations d’armes françaises représentent, en 2009, 8,16 milliards d’euros, soit à peine plus de 1 % du commerce extérieur, ce qui est comparable à la vente des vins et alcools à l’étranger.

Pourtant, la ferveur dont fait preuve Nicolas Sarkozy pour vendre les Rafale donne vraiment l’impression que le secteur de l’armement est un pilier essentiel de notre économie.

Les pouvoirs publics présentent les ventes d’armes comme une nécessité pour créer des emplois et faire tourner l’économie du pays. Or, cette industrie fait travailler au maximum – selon les données officielles – 165 000 personnes en France, dont environ 45 000 pour l’export. C’est deux fois moins qu’il y a vingt ans, la privatisation du secteur ayant conduit à des dégraissages chez les personnels, et la « haute technologisation » des armes requérant désormais des professionnels en nombre réduit. De plus, une partie des armes est souvent fabriquée dans le pays ­importateur, où quelques Français encadrent les équipes de travailleurs ­locaux – c’était le cas des salariés de la DCN assassinés dans l’attentat de Karachi. Enfin, si les ventes d’armes sont négociées d’État à État, ce sont les industriels privés comme Dassault, Thales ou EADS qui reçoivent les bénéfices financiers des exportations… pas la nation !

Dans le fond, si le gouvernement présente toujours ce secteur par le prisme du « gain » économique pour la France – largement exagéré, comme le démontrent les travaux de certains économistes comme Jean-Paul Hébert –, c’est qu’il a tout intérêt à occulter le débat sur l’usage de ces armes et sur la coopération militaire qu’il entretient avec certains pays. Quant aux médias, ils ne parlent que des scandales politiques liés à l’armement ou des aléas de la signature des gros contrats, ce qui ne favorise pas le débat démocratique autour de cette question.

Si ce n’est pas une nécessité économique, pourquoi continuons-nous à vendre des armes ?

C’est est avant tout un acte politique, diplomatique, militaire : on vend des armes pour se faire des alliés ou pour s’assurer l’allégeance d’un État qui aura besoin de la France au moins pour la maintenance du matériel. Le problème, c’est que les armes ont une « durée de vie » bien plus longue que certains régimes auxquels on les a vendues. Alors, quand la politique d’un pays importateur bascule, cela peut conduire à des situations critiques. Pendant la guerre du Golfe en 1991, des soldats français se sont ainsi retrouvés face à des armes vendues par la France. Pour garder leur supériorité militaire, les pays exportateurs se « gardent sous le coude » les armes les plus performantes, ce qui contribue d’ailleurs à alimenter la course aux armements.

La logique économique ne risque-t-elle pas de finir par l’emporter sur la logique politique ?

En France, une loi de 1939 stipule que la vente d’armes est interdite, sauf dérogation accordée par l’État. Ce secteur est donc pour l’instant entièrement sous tutelle de l’exécutif : l’Élysée, Matignon, le ministère de la Défense, des Finances, le Quai d’Orsay et les services secrets savent tout des productions et des transferts de matériels militaires. C’est une bonne chose, car la quête de rentabilité pure pourrait conduire à des absurdités dangereuses, comme par exemple la vente de l’arme nucléaire…

Mais cette mainmise des pouvoirs publics génère de l’opacité. Ce commerce est dans une « zone grise » entretenue par les gouvernements car elle leur permet d’utiliser plus librement cet instrument d’influence, sans contrôle réel du Parlement. D’où la tolérance sur les commissions, par exemple, qui sont banales dans le monde de l’armement. Évidemment, cette opacité, tant sur le fonctionnement des ventes que sur les relations qui lient industriels et politiques, est un déni de démocratie.

Aujourd’hui pourtant, notre principale inquiétude porte sur le tournant libéral qui se dessine. Sous la pression notamment des lobbies industriels, l’Europe a décidé qu’au printemps 2011 les armes pourront circuler librement au sein de l’UE, avec le risque que du matériel militaire soit exporté via des États membres aux frontières plus poreuses. Hervé Morin, ex-ministre de la Défense, a déposé fin octobre au Sénat un projet de loi introduisant les notions de « libre marché » intra-européen et de « contrôle a posteriori  » des industriels de l’armement. Ce mouvement de libéralisation, décidé par des cercles très fermés sans que la population en soit informée, est dangereux, car il tend à faire de l’armement une marchandise comme les autres.

Publié dans le dossier
Le scandale des ventes d'armes
Temps de lecture : 5 minutes
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