« O Somma Luce » : L’œuvre au noir de Jean-Marie Straub

« O Somma Luce » fait résonner Dante et Varèse. Un film émouvant et fascinant.

Christophe Kantcheff  • 6 janvier 2011 abonné·es
« O Somma Luce » : L’œuvre au noir de Jean-Marie Straub

« Et moi, Straub, je vous dis que c’est la police armée par le Capital, c’est elle qui tue ! » C’est sur cette phrase que se termine Joachim Gatti – du nom du jeune homme ayant perdu un œil à cause d’un tir de Flash-Ball à Montreuil –, l’un des courts métrages qui précèdent O Somma Luce , le nouveau film de Jean-Marie Straub, le premier en solitaire depuis le décès de sa femme et coréalisatrice, Danièle Huillet. Où l’on constate que le cinéaste n’a rien perdu de son alacrité critique ni de son esprit batailleur. Et qu’il n’a pas cédé le moindre pouce de sa vigueur esthétique.

Dans les courts métrages liminaires, notamment Corneille-Brecht ou Rome l’unique objet de mon ressentiment , comme dans O Somma Luce , la recherche est la même. Il s’agit de mettre à nu la matérialité du verbe, des mots – dans le premier, ceux de Corneille et de Brecht ; dans le second, le dernier chant du « Paradis » de la  Divine Comédie de Dante – et d’en jouer pour inventer une substance cinématographique dénuée de tout élément « anecdotique », comme une histoire, par exemple, mais gorgée de variations sonores, visuelles, sensuelles qui se donnent à la perception.

Faire de la musique avec des sons et non plus avec des notes, intégrer tous les univers sonores à la partition, ce fut le souhait d’Edgar Varèse, démarche qui n’est pas si éloignée de celle de Jean-Marie Straub. Varèse est, avec Dante, l’autre grand présent d’ O Somma Luce (le film est ainsi scindé en deux volets). Plus particulièrement avec Déserts, composition qui fut présentée pour la première fois au Théâtre des Champs-Élysées en 1954, et que Straub fait écouter à son spectateur, l’écran restant noir. ­L’œuvre, magnifique, est à peine entamée qu’on entend des remous dans la salle puis, distinctement, des injures, tel « salaud ! » .

On sait que les détracteurs du cinéma des Straub sont nombreux, opposant une incompréhension, souvent agressive, à une œuvre sans concessions. C’est pourquoi il est difficile de ne pas voir dans cet acte de « porter » à l’écran un extrait de ce concert mémorable un signe de reconnaissance de la part de Straub envers Varèse, non seulement de son génie musical, mais aussi du continuel front du refus auquel celui-ci a dû faire face, surtout en France (en 1954, Varèse était un artiste depuis longtemps affirmé, célébré à New York, où il s’était installé). Comme si Straub établissait là une solidarité entre eux, à travers le temps. Le geste est éminemment émouvant.

Cette écoute « dans le noir » a également pour effet de démultiplier les sens du spectateur. Ce que celui-ci constate quand reprend pour la seconde fois le « volet Dante » du film, avec le comédien Giorgio Passerone, qui, dans un paysage méditerranéen, dit les vers 67 à 145 du chant 33 du « Paradis ». Selon un procédé straubien bien établi, cette séquence est identique à celle qui ouvre le film. Identique, ou presque. Parce que, cette fois, la langue de Dante n’est plus sous-titrée. Le poème, dès lors, s’intègre encore davantage (du moins pour un spectateur non italianisant) comme un élément sonore ou musical dans l’ensemble des signes qui traversent l’écran : les dégradés de lumière en fonction du passage des nuages, les mouvements du panoramique sur la forêt et les montagnes, les inclinations du corps du comédien et les variations de son visage… O Somma Luce devient alors un véritable objet de fascination, le spectateur découvrant soudain ce qu’il n’avait pas perçu la première fois. Jean-Marie Straub ou le cinéaste sorcier.

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