L’Afrique se libère du néocolonialisme

L’émergence d’associations, de syndicats et de mouvements sociaux fait tanguer le continent. Avide de démocratie et de justice sociale, la société civile s’impose comme un acteur incontournable.

Patrick Piro  • 3 février 2011 abonné·es

La constatation est unanime : « Il se passe quelque chose en Afrique… » Depuis plus d’une décennie, la société civile y joue des coudes, bouscule les vieux pouvoirs verrouillés, secoue la tutelle des ONG du Nord. Une onde peu visible, parce que mal relayée par les grands médias. Qui sait qu’une coalition d’organisations de la société civile cogère actuellement le pouvoir au Niger ? Que le blocage de la Guinée début 2007, qui a précipité la chute du régime de Lansana Conté, a été fomenté par un front syndical national ? Que le Gabon est confronté à ses grèves les plus massives dans l’éducation depuis deux décennies ? Que la révolution tunisienne trouve aussi sa source dans des conflits sociaux entamés il y a deux ans par des militants syndicaux et de défense des droits humains dans la région de Gafsa ?

Cet activisme n’est pas une nouveauté. Plutôt un aboutissement. Des réseaux paysans, des associations de femmes, des collectifs villageois sont apparus bien avant les indépendances, auxquelles ils ont largement contribué en soutenant les mouvements de libération. Avec le retour du multipartisme au début des années 1990, une myriade d’associations voient le jour. Le Sénégal compte plus de vingt confédérations syndicales ! Dix ans plus tard, une nouvelle impulsion fait écho aux problèmes sociaux qui se multiplient. Car le néolibéralisme triomphe sur le continent, où la démocratie ne progresse que trop lentement. L’augmentation des prix ou le manque de services de base déclenchent des flambées de colère. Certaines émeutes de la faim, comme au Niger, cristallisent des revendications qui débouchent parfois sur des changements institutionnels. Au Cameroun, les troubles de 2004 étaient autant provoqués par la crise alimentaire que par le rejet du président Paul Biya, au pouvoir depuis 1982.

Des mobilisations internationales sont relayées localement : contestation de la dette des pays pauvres (réseau Jubilé Sud, CADTM), lutte contre la corruption (Tax Justice Network) ou contre le pillage des ressources extractives (pétrole, minerais, bois), avec la campagne « Publiez ce que vous payez » née en 2003. Active dans 32 pays africains, elle exige la transparence sur ce que versent les multinationales aux États en échange de leurs concessions. En 2009, le Liberia rend obligatoire la publication sur Internet des contrats des industries extractives, mais aussi agroalimentaires. « C’est une reconnaissance de la société civile africaine comme interlocutrice, quand les communautés locales ne sont pratiquement jamais consultées sur les projets d’exploitation minière » , relève Michel Roy, coordinateur en France de la plateforme « Publiez ce que vous payez ».

« Dans les associations s’affirme une élite intellectuelle de haut niveau » , constate Benoît Orval, animateur du site Libération Afrique. Leurs acteurs n’hésitent plus à négocier face aux experts internationaux ou aux gouvernements. « Au Cameroun, ils agissent désormais en lobbies auprès des parlementaires », souligne Marie-Emmanuelle Pommerolle, professeure en sciences politiques à Paris. Les mouvements débordent également des frontières nationales. L’Institut africain pour le développement économique et social, qui propose des formations dans les secteurs environnemental et agricole, est présent dans dix pays. « Avant, il se contentait de dispenser des formations par correspondance. Aujourd’hui, il bataille pour imposer une mutation des politiques agricoles au profit des populations » , témoigne Philippe Mayol, responsable Afrique du CCFD, organisation de solidarité internationale majeure en France.

Semences paysannes contre OGM, promotion de l’agriculture familiale face à l’accaparement des terres par des multinationales, frein à l’exode rural : l’agriculture est une préoccupation redevenue centrale sur le continent. « Le renforcement des mouvements paysans est essentiel , appuie Michèle Coste, chargée de mission pour la région sahélienne au CCFD. Ils sont aussi un lieu d’apprentissage de la démocratie. » Parmi les innovations les plus remarquables : la Coalition pour la protection du patrimoine génétique africain (Copagen). Fondé en 2004, ce réseau a déjà obtenu plusieurs moratoires sur des cultures OGM, à l’instar de succès enregistrés en Europe. « Les enjeux du continent sont en train de se “détropicaliser”, même si les acteurs africains entendent de plus en plus ouvertement garder la main sur leurs propres agendas et alliances », analyse Philippe Mayol. C’est-à-dire s’émanciper de la stratégie de leurs partenaires du Nord, dont le soutien financier n’oriente plus aussi fortement leurs choix qu’auparavant.
Cette montée en puissance ne doit cependant pas masquer des faiblesses.

Nombre d’associations ont été « instrumentalisées par les organisations financières internationales dans les années 1990 » , rappelle Marie-Emmanuelle Pommerolle. Il s’agissait d’amoindrir le rôle des États en leur imposant ce nouveau partenaire aux contours flous dans les négociations d’attribution des aides. Avec pour conséquence un foisonnement d’organisations paravents, au service de carrières politiques, d’intérêts personnels ou de manœuvres gouvernementales. « La société civile est soumise à de fortes tensions, entre les demandes de la population et celles des bailleurs de fonds, entre les camps du gouvernement et de l’opposition , reconnaît Assane Mbaye, universitaire dakarois de l’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique. Et quelle légitimité, quelle transparence offre-t-elle ? Quelle réflexion sur les modalités de cette démocratie appelée par tous ? Idem avec la quête de nouveaux modes de gestion des ressources naturelles, enjeu crucial pour nous, qui oppose sempiternellement pratiques traditionnelles locales et modèle international dominant, quand il faudrait d’abord s’interroger sur le défi de protéger aussi bien la terre, l’eau que les plus faibles, tout en assurant leur développement. »

N’est-il pas temps pour la société civile africaine de sortir du rôle de contre-pouvoir pour participer à l’élaboration de nouvelles politiques publiques ? s’interroge Assane Mbaye. Des expériences pionnières voient le jour, comme au Katanga (RDC), dont la population contribue à faire évoluer le mode de gestion des ressources minières locales, ou bien au Mali, où un « forum multi-acteurs » travaille à la démocratisation des modes de décision des politiques publiques. L’Afrique est-elle sur le chemin d’une véritable souveraineté ?

Publié dans le dossier
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