«Pas Sidney Poitier», de P. Everett : la liberté de ne pas être Noir

Avec Pas Sidney Poitier, l’Américain Percival Everett inverse avec humour les clichés et interroge finement les questions d’identité.

Christophe Kantcheff  • 17 février 2011 abonné·es
«Pas Sidney Poitier», de P. Everett : la liberté de ne pas être Noir
© Pas Sidney Poitier, Percival Everett, traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut, Actes Sud, 299 p., 22,50 euros.

Percival Everett fait partie de ces écrivains américains de peau noire qui contribuent à faire sortir la littérature « noire américaine » de son ghetto, y compris en lui faisant ­perdre ce qualificatif, fortement connoté. « Quand j’ai commencé ma carrière il y a vingt-cinq ans, expliquait Percival Everett en 2009, il ne semblait y avoir que deux mondes possibles pour les personnages de fiction noirs et, par là même, deux mondes seulement que les auteurs noirs avaient le droit de dépeindre : la banlieue ou le Sud rural. En tant que constructions littéraires, ces univers étaient semblables : deux espaces occupés par les stéréotypes de la pauvreté et de dialectes vernaculaires [^2]. »

Percival Everett est un écrivain ­explosif. Si les personnages de ses romans sont souvent noirs, l’auteur bouleverse les clichés, les inverse pour mieux en révéler le manque de sens, tout en repoussant les limites admises du roman. Everett est un écrivain savant, universitaire, diplômé de littérature et de philosophie, qui connaît l’art romanesque sur le bout des doigts et ses stéréotypes, dont il se défie, là encore. Loin de lui, par exemple, de s’en tenir au naturalisme, ou même au strict réalisme, quasi obligatoire dans la littérature sociale ou revendicative. Si Percival Everett est à coup sûr un écrivain politique, dont les livres dressent une critique virulente de la société américaine, il l’est aussi par l’invention formelle dont il fait preuve, toujours associée à un humour et à une ironie redoutables. Au jeu des références, on pourrait dire que Percival Everett est un James Baldwin contemporain élevé aux audaces de Pynchon, épicé de Mel Brooks et nourri du cinéma des frères Coen (pour leur distance par rapport aux genres, leur travail sur les mythes américains, leur esprit de dérision…). Pas mal.

C’est encore le cas avec ce sixième roman traduit en français (tous le sont chez Actes Sud) : Pas Sidney Poitier. C’est l’identité du personnage principal. Nom : Poitier. Prénom : Pas Sidney. Une idée de sa mère, Mme Poitier, plutôt fantasque et aux idées révolutionnaires. N’insistons pas sur les malentendus que provoque un tel prénom, d’autant que Pas Sidney ressemble au célèbre acteur noir. Mais surtout, au chapitre des clichés retournés, ces deux « qualités » de Pas Sidney : il est immensément riche, grâce à sa mère qui a investi son humble pécule dans une petite société de communication, devenue énorme, appartenant à Ted Turner (le créateur de CNN), lui-même un personnage du roman (avec sa femme Jane Fonda), protecteur attentionné du jeune Pas Sidney. En outre, Pas Sidney est capable d’imposer sa volonté par hypnose, avec cet inconvénient que cela ne marche pas sur tout le monde.

Ce qui fait le sel de Pas Sidney Poitier , ce n’est pas tant que Perceval Everett lance son personnage dans des aventures où se révèle la prégnance d’un violent racisme dans la société américaine. Mais davantage le fait qu’être richissime, bien de sa personne et doué d’un don surnaturel ne lui est d’aucun secours, voire le pénalise. Ainsi lorsque, désireux de tester son indépendance, Pas Sidney sort d’Atlanta, où Ted Turner l’a accueilli quand sa mère est morte, pour aller chez les bouseux de l’État de Georgie, et qu’il se retrouve menotté et en cavale avec un redneck décérébré : pour se sortir de ce mauvais pas, sa fortune ne lui sert à rien.

Cette richesse redouble même les mauvais sentiments des parents de sa petite amie, qui l’a invité pour le dîner de Thanksgiving, quand ceux-ci, après avoir constaté qu’il était tout de même « vraiment foncé » , apprennent quels sont ses moyens financiers : leur avidité prend le pas sur leur racisme. Le récit, très drôle, de cette rencontre n’est pas sans échos avec Devine qui vient dîner ? , célèbre film avec Sidney Poitier. À ceci près qu’ici les parents de Maggie sont noirs !

Plus troublant : le dernier épisode, où Pas Sidney échoue dans un trou perdu de l’Alabama, Tête-de-Suie, où il s’engage à financer l’église d’une confrérie de sœurs. Mais pendant qu’il va chercher 50 000 dollars dans une ville voisine, un homme est assassiné à Tête-de-Suie parce qu’on le croit en possession de l’argent. On l’a pris pour Pas Sidney : c’est son sosie.
Non seulement Pas Sidney se rend compte que son argent est indirectement la raison d’un meurtre. Mais pèse sur lui la question de l’identité, une question avec laquelle le roman joue de bout en bout. Vis-à-vis des « vraies » personnes, et pourtant bien fictives, que le livre contient (Percival Everett apparaissant lui-même en professeur incompréhensible). Mais surtout dans ce que signifie être noir, ou ne pas être noir. Pas Sidney Poitier , roman cru, grinçant et aux accents délirants, porte une belle idée : l’identité s’affirmant comme une négation ouvre sur toutes les autres identités. Cette idée a un nom : la liberté.

[^2]: Magazine littéraire, n° 483, février 2009.

Culture
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