108, Cuchillo de palo : oiseau de nuit

Dans 108, Cuchillo de palo, Renate Costa enquête sur la mort de son oncle survenue dix ans plus tôt, et ouvre ainsi une page sombre de l’histoire du Paraguay.

Ingrid Merckx  • 24 mars 2011 abonné·es

Il serait « mort de tristesse » , elle ne connaissait que sa joie. Renate Costa, la trentaine, a eu le sentiment de découvrir son oncle, Rodolfo Costa, le jour de sa mort. Quand on l’a trouvé étendu chez lui, entièrement nu, sur le sol. Jour 1 d’une enquête de plusieurs années sur qui était vraiment le frère de son père : un danseur de talent, homosexuel, persécuté en tant que tel par la dictature d’Alfredo Stroessner, qui a fait trembler le Paraguay pendant trente-cinq ans (1954-1989), et dont le propre fils – horreur ! – était lui-même homosexuel, clé psychologique de cette répression. Période pendant laquelle le régime a assassiné officiellement 108 homosexuels, sans doute bien davantage. D’où ce code « 108 » pour désigner au Paraguay des hommes qui furent mis au ban de la société, torturés et exécutés pour leurs préférences.

C’est cette page d’horreur qu’ouvre la documentariste en se lançant sur les traces du disparu, dix ans après sa mort. Elle part de là où il a fini, à cinq minutes de chez sa grand-mère à Asuncion, et tente de remonter le fil en suivant plusieurs pistes, plusieurs témoins. Elle n’interroge pas, elle rend visite, fait la bise, apparaît dans le cadre de sa mini-caméra, dans la bande-son, annonce qu’elle cherche « à en savoir plus » , comme on fait un portrait ou un hommage… Mais elle réunit, en fait, les éléments d’un terrible dossier qu’elle commente en voix off : elle tombe sur une liste d’homosexuels qui ont été emprisonnés avec son oncle. Elle en rencontre certains, qui lui demandent copie du sinistre document. Elle place celui-ci sous les yeux de son père, qui l’ignorait, ou le prétend. « Tout le monde savait, souffle une voisine, mais l’homosexualité apparaissait comme un sacrilège, un mal contagieux… »

Anciens proches du mort et témoins de l’histoire : c’est en s’appuyant sur ce double statut des interviewés que Renate Costa relie l’intime et le politique. Elle rend sensibles l’atmosphère des pièces, les expressions des visages, les ébranlements provoqués par les révélations et les silences. « Pourquoi avons-nous cessé de nous voir ? » , lâche-t-elle à son père qui ne parle que « nature » et « religion ». Plus elle progresse et plus elle comprend à quel point les Costa, famille de forgerons, ont abandonné son oncle quand le soutien familial en a sauvé d’autres. À tel point que Rodolfo s’était créé un double, Hector Torrès, qui ne flamboyait que sur scène avec ­d’autres oiseaux de nuit, travestis ou danseurs. Le titre, 108, Cuchillo de palo s’inspire de deux expressions : « En la casa del herrero, cuchillo de palo » , dans la maison du forgeron, un couteau de bois, et « Matar a uno con cuchillo de palo » , tuer quelqu’un avec un couteau de bois. Soit lentement et cruellement.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes

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