Évolutions arabes

Que les mouvements révolutionnaires aient abouti ou non à la chute du régime, où en est-on aujourd’hui dans les pays insurgés ? Réformes, revendications, répressions : voici un premier bilan.

Lucie Legeay  et  Audrey Loussouarn  • 26 mai 2011 abonné·es

Bahreïn / Monarchie – Indépendance en 1971 – 1 230 000 habitants

La contestation redouble d’intensité. Depuis deux mois, une partie de la population chiite, minoritaire, descend dans les rues afin de réclamer la démission du Premier ministre, le cheikh Khalifa ben Salman al Khalifa, perçu par ses détracteurs comme le symbole de la famille régnante. Les manifestants appellent également à la mise en place d’une monarchie constitutionnelle identique à celle du Royaume-Uni. L’intervention, le 14 mars, de troupes saoudiennes, sous la couverture du Conseil de coopération du Golfe, n’a pas eu raison des manifestants. Elle a en revanche témoigné de la nervosité des autorités saoudiennes.

Le gouvernement a annoncé le 11 mai la date des prochaines élections législatives. Le 24 septembre, les Bahreïnis devront se rendre aux urnes pour choisir de nouveaux députés. Ce scrutin fait suite à la démission le 27 février (acceptée le 29 mars par le Parlement) de 11 députés sur 18 faisant partie de l’opposition chiite Al-Wafaq, pour protester contre la répression violente du mouvement de contestation qui secoue le pays.

Vingt et un leaders de l’opposition, dont sept jugés par contumace, ont été déférés en seconde audience devant les tribunaux. Ils sont accusés d’avoir tenté de renverser la monarchie. Tous ont plaidé non coupable. Les violences policières auraient fait une quinzaine de morts chiites depuis le début de la mobilisation dans la ville de Manama, selon Al-Wafaq.

Bahreïn est un royaume peuplé à 75 % de chiites, qui est gouverné depuis le XVIIIe siècle par une dynastie sunnite. De fait, les chiites se considèrent comme des laissés-pour-compte et revendiquent davantage de droits et une meilleure redistribution des richesses.

Yémen / République – Réunification (Nord-Sud) en 1990 – 24 millions d’habitants

La tension monte d’un cran entre la jeunesse et le gouvernement d’Ali Abdallah Saleh. Le 11 mai, des milliers de jeunes ont envahi les rues pour exiger la démission du Président. Les forces de police ont ouvert le feu sur des manifestants à Sanaa, la capitale du pays. Douze morts et plus de 230 blessés sont à déplorer. Dans la même journée, à Taëz, seconde ville du pays et autre haut lieu de la contestation yéménite, les militaires ont tiré sur des manifestants qui observaient un sit-in depuis le dimanche, tuant deux d’entre eux. Au total, sept personnes ont été tuées depuis le 8 mai à Taez. Trois autres personnes ont trouvé la mort : une à Aden, dans le Sud-Yémen, une à Hodeida, sur la mer Rouge, et une à Dhamar, au sud-ouest du pays.

Ces nouvelles violences interviennent alors qu’Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis 1978, a refusé de signer le plan de sortie de crise le 30 avril dernier, après avoir donné un accord de principe la semaine précédente. Le refus du chef de l’État ­yéménite surprend, tant le plan proposé par le Conseil de coopération du Golfe se présentait comme avantageux. Il prévoyait la formation par l’opposition d’un gouvernement de réconciliation, ainsi que la démission du Président déchu, un mois plus tard, en échange de son immunité, puis une élection présidentielle soixante jours après. Les protestataires rejetaient déjà ce plan, spécialement l’immunité pour le dirigeant. Mais le refus du Président est une déclaration de guerre pour le « Conseil de coordination de la révolution des jeunes pour le changement », qui s’est fixé jusqu’au 22 mai pour obtenir le départ d’Ali Abdallah Saleh.
La répression du mouvement de protestation a fait au moins 160 morts depuis janvier. (Voir aussi les derniers événements, p. 18.)

Libye / Monarchie puis Jamahiriya – (« État des masses ») depuis 1977- Indépendance en 1951- 8 millions d’habitants

La rébellion reprend du terrain. Le 11 mai, les insurgés se sont emparés de l’aéroport de Misrata, à l’ouest. Cette ville stratégique est le théâtre d’affrontements entre rebelles et partisans du régime très contesté de Mouammar Kadhafi depuis plus de deux mois. Elle serait désormais hors de portée des tirs d’obus ennemis. Le bilan humain n’est pas connu. Les rebelles libyens ­progresseraient vers Zliten, avec en ligne de mire Tripoli, la capitale du pays. Cette ville, lieu de retranchement du dirigeant libyen, est quotidiennement bombardée par des avions de l’Otan, accusés par le régime en place de vouloir éliminer leur leader. Appelée à la rescousse par la population de Benghazi, la coalition occidentale a bombardé l’aviation libyenne à partir du 19 mars, avant d’étendre officieusement sa mission en ciblant les résidences de Kadhafi.

Depuis le 30 avril et le raid aérien sur la maison d’un des fils de Kadhafi, les frappes se concentrent sur le complexe du dirigeant libyen. Le 23 mai, trois personnes ont été tuées et 150 autres blessées. Au même moment, la France et le Royaume-Uni ont annoncé le recours à des hélicoptères de combat. Un pas de plus dans l’engagement. Depuis le 16 mai, Kadhafi fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale. Le même jour, le secrétaire général de l’Otan a estimé que « la partie était terminée ». Annonce sans doute prématurée.
Depuis le 15 février et le début du soulèvement contre le régime, 750 000 personnes ont fui le pays, selon l’ONU, et des milliers d’autres y ont trouvé la mort.

Égypte / République – Indépendance en 1922 – 80 millions d’habitants

Depuis la démission d’Hosni Moubarak le 11 février et la dénonciation officielle de sa mauvaise gestion du pays, les manifestants montrent leur vigilance. Accusé de corruption et de répression, l’ancien président égyptien est toujours en détention préventive. Du côté des Coptes et des musulmans, la tension est à son comble. Le 7 mai, 15 personnes ont été tuées et 200 blessées après l’attaque d’une église dans le quartier d’Imbaba. Les militants pro-démocratie ont appelé à une manifestation qui privilégierait l’intérêt commun pour la nation. Fonder une unité égyptienne dans un climat d’instabilité politique, de tensions et de débordements ne sera pas tâche facile. Des élections législatives sont prévues dans les mois qui viennent sur la base des résultats du référendum du 19 mars, qui confirment que la population attend l’instauration d’un régime plus démocratique. Dans la lignée du printemps arabe, le pays connaît depuis quatre mois une série de manifestations plus sanglantes les unes que les autres, avec au total 846 civils morts, selon un bilan officiel.

En prévision d’une réforme constitutionnelle, plusieurs questions se posent : le gouvernement prendra-t-il toujours sa source dans la charia, comme le prévoit l’article 2 de l’actuelle Constitution, ou les nouveaux élus privilégieront-ils un État laïc à l’image de la Turquie ? Une partie des Frères musulmans semblent plus favorables à un respect de toutes les religions du Livre. L’organisation prône la non-violence, mais connaît elle-même des divisions internes. Les salafistes, eux, tapis dans l’ombre habituellement, se manifestent et tentent de se positionner pour les prochains événements politiques. Le risque serait de voir une radicalisation des Coptes comme des musulmans, doublée d’une instabilité politique.

Maroc / Monarchie – Indépendance en 1956 – 31 millions d’habitants

Les manifestations continuent, les revendications s’affinent. Pas de monarchie renversée mais une population qui se veut actrice de changements politiques et sociaux depuis les rassemblements du 12 février. Après l’annonce en mars de réformes constitutionnelles par le roi Mohamed VI, des associations de femmes ont manifesté jeudi 12 mai dans les rues de Rabat pour la reconnaissance écrite de l’égalité des sexes, jusqu’ici ­suggérée ­seulement par l’égalité entre tous les citoyens. Le Mouvement des jeunes du 20 février revendique également la ­limitation des pouvoirs du roi et la mise en place de réformes politiques et sociales. Il vise aussi à interpeller le gouvernement pour l’organisation d’élections équitables et transparentes, la création d’une caisse d’indemnisation des chômeurs ou encore l’éradication définitive du fléau de l’analphabétisme dans une durée ne dépassant pas cinq années. Sur le modèle du 12 février, point d’orgue de la contestation générale, les Marocains ne s’arrêteront probablement pas là.

Algérie / République – Indépendance en 1962 – 36 millions d’habitants

L’heure est à la relance de l’économie pour faire taire la grogne générale. Le gouvernement a mis en place un projet de Loi de finances complémentaires (LFC) pour renforcer le pouvoir d’achat des ménages et soutenir le secteur des PME en envisageant une réduction d’impôts sous certaines conditions. Avec l’exonération de la TVA sur les produits de première nécessité, des droits de douane et la création d’un compte du Trésor pour permettre aux fonctionnaires de devenir propriétaires, cette mesure keynésienne a néanmoins de fortes chances de creuser un peu plus le déficit public, qui pourrait atteindre 46,6 milliards d’euros.

Les émeutes sont quotidiennes depuis le début de l’année. Crise du logement, 20 % de chômage chez les jeunes, qui représentent les deux tiers de la population, et salaires de fonctionnaires tournant autour de 300 euros, les sujets de contestation ne manquent pas. La répression amène les manifestants à se rassembler pour des réformes politiques plus profondes, ­soutenues notamment par le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). Les émeutes ont causé la mort de cinq personnes et fait plus de huit cents blessés. Dans une apparition en avril dernier, le président Abdelaziz Bouteflika s’est exprimé publiquement pour une révision de la Constitution avec l’objectif de construire un régime plus proche de la démocratie. L’opposition juge insuffisantes les réformes proposées et boude les consultations.

Syrie / République à parti unique – Indépendance en 1943 – 22 millions d’habitants

La plus inattendue des révolutions arabes, dans la mesure où beaucoup pensaient que la politique étrangère de la Syrie (pro-palestinienne, résistance à l’influence américaine et conflit avec Israël à propos du plateau du Golan) constituait un ciment avec la population.

Ce fragile consensus n’a pas résisté à la répression qui s’est abattue sur des enfants, torturés pour avoir écrit des graffitis, à Deraa, dans le sud du pays. La mobilisation n’a cessé de grandir et de désigner de plus en plus le pouvoir du président Bachar Al-Assad, un moment épargné par les slogans. Une répression toujours plus violente et un discours très décevant de ce dernier ont radicalisé le mouvement, dont les mots d’ordre ciblent aujourd’hui la corruption dans l’entourage de Bachar et l’absence de libertés, et réclament la fin du parti unique Baas (au pouvoir depuis 1963). Le régime, de nouveau isolé au plan international, est aujourd’hui dans une impasse, entraîné par la fraction extrémiste du clan alaouite au pouvoir dans un engrenage de violence.

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Le regard américain
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