Mémoires vives du maquis

Revenant sur la résistance du Vercors à travers le témoignage de survivants, Aline Holcman signe un documentaire magistral autour de l’engagement.

Jean-Claude Renard  • 12 mai 2011 abonné·es
Mémoires vives du maquis
© Entre deux feux, samedi 14 mai, France 3 Rhônes-Alpes, 15 h 25 (52’).

C’est un film en deux temps, ou deux impressions, et deux mouvements, l’un sur l’autre. Le premier, ample, déploie la grande histoire. Tragique, héroïque. Âpre. Celle de la Résistance dans le Vercors. Au lendemain de l’armistice de juin 1940, les premiers résistants gagnent la région, alors en zone libre. Le Vercors devient rapidement une terre d’asile et de combat contre l’occupant. Des hommes d’horizons divers, des réfugiés, des soldats de l’armée dissoute, des jeunes de milieux sociaux différents et de nationalités différentes qui vont, viennent, repartent. Au fil des mois, sous les yeux de la population, les maquis se structurent autour de La Chapelle-en-Vercors, de Saint-Julien, de Vassieux. À leur tête, Pierre Dalloz, Jean Prévost, Yves Farge, Eugène Chavant.

Quelques semaines après le débarquement du 6 juin 1944, le 3 juillet, le Vercors proclame sa République (comme une douzaine d’autres communes). Flonflons et drapeaux. Le nouvel État abolit les lois de Vichy. Les résistants verrouillent le terrain, chassent l’occupant. Tous les hommes du plateau sont réquisitionnés. La riposte est violente. Le 13 juillet, au parachutage de jour des armes pour les maquisards succèdent les mitraillages de la Wehrmacht, le déploiement de 10 000 soldats aidés par la milice française, puis le massacre des résistants et de la population. À Vassieux, on incendie, on torture, on pend, on fusille. Quand les nazis quittent le plateau, ils laissent ­derrière eux un sanctuaire. Voilà pour la grande histoire.

Le second mouvement de ce film dense et original, Entre deux feux, réalisé par Aline Holcman après plusieurs années de recherches et d’entretiens, est affaire de mémoire intime. Celle des témoins et survivants. Des gens du cru. Restés plusieurs décennies sans parler, ayant vécu le maquis un pied dedans, un pied dehors. « On n’allait pas s’afficher pour les maquisards, ni pour Pétain » , confie une habitante. « Si nous n’étions pas avec la dissidence, automatiquement, on était considérés comme collaborateurs, et inversement » , poursuit une autre. Un leitmotiv alors : bouche cousue.

On ne parle ni des juifs qui se cachent, changent d’identité, ni des mômes courageux laissant leur peau dans le maquis, on ne raconte pas non plus qu’on écoute Radio Londres. Dans la hantise des dénonciations et des représailles, on la boucle. Ça n’empêche pas les complicités avec le maquis, les coups de main, les approvisionnements, discrètement. Il y a eu les opportunistes, les ­collabos. Ceux coincés, immobiles, pris « entre deux feux » . Mais, surtout, le Vercors s’est fait le théâtre du soutien de la population civile aux maquisards, constituant « la matrice de la résistance » , selon l’expression d’Aline Holcman, « rendant possible l’héroïsme des combattants avant que ne s’abattent sur eux les derniers soubresauts de la guerre » .

Après les massacres de juillet 1944, autour du plateau du Vercors, on parlera d’un « petit Oradour » . Sans gloriole ni martyrs au plastron pour les survivants. D’où le silence étiré sur des années. « On se sentait coupables du malheur des autres ; soutenir les résistants était mal vu ! Beaucoup les appelaient les terroristes, alors vous pensez bien ! Et puis être vivant parmi les morts… On se reproche toujours un geste qu’on n’a pas eu » , concède encore un autre habitant. Aux paroles de ces témoins, filmés sobrement, sous un éclairage presque feutré, dans l’intérieur des granges ou de leur domicile, aux paysages verts, aux espaces saisis le plus souvent en plan serré, traquant les traces et les stigmates de l’histoire dans les murs, les sols, la terre et les grottes, Aline Holcman ajoute subtilement des images d’archives (départementales) et privées de ces années Pétain, tournées en 8 mm, des photographies, des affiches ( « Chaque heure de travail en Allemagne, c’est une pierre apportée au rempart qui protège la France » ), des bandes sonores, des extraits du film l’Orage, de Jean-Paul Le Chanois, seul film tourné dans le Vercors en cette période, dans la clandestinité, par des opérateurs correspondants de guerre des armées alliées.

Au-delà de l’histoire de gens ordinaires, au-delà du témoignage, réactivant les mémoires vives et douloureuses autour de la survivance, l’un des intérêts du film d’Aline Holcman repose sur une interrogation. Celle des comportements, celle de l’engagement en temps de guerre. Pendant, après, et ce qu’on en fait. Entre ceux qui rasent les murs, les ni quoi ni qu’est-ce, sans choix ni camp, ceux en transe de compromis, ceux qui choisissent. Le Vercors avait choisi.

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