« Une mise au travail contrainte »

Laurent Wauquiez a relancé le débat sur les « privilèges » que constitueraient les aides comme le RSA. La sociologue Noëlle Burgi montre comment on est passé d’une logique de droits à une logique de devoirs.

Thierry Brun  • 19 mai 2011 abonné·es
« Une mise au travail contrainte »
© Noëlle Burgi est sociologue au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne. Photo: AFP / Eisele

La polémique autour des « dérives de l’assistanat » , « cancer de la société française » , lancée par Laurent Wauquiez, ministre des Affaires européennes, remet au premier plan le revenu de solidarité active (RSA), l’une des réformes phares de Nicolas Sarkozy. Surtout, elle révèle une volonté de poursuivre la réforme des aides sociales en l’inscrivant dans un débat qui sera « l’un des grands marqueurs » de la campagne présidentielle de l’UMP, a déclaré Jean-François Copé, secrétaire général de l’UMP. Le parti du Président compte bien l’installer lors d’une convention sur la «  justice sociale   » qui se tiendra le 8 juin pour déboucher sur des «  propositions  ». Ce n’est donc pas un hasard si Jean-François Copé a apporté son soutien au ministre, comme plusieurs ténors du gouvernement et de la majorité présidentielle, notamment Nadine Morano et Bruno Le Maire, ainsi que le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer. L’objectif est d’accélérer le démantèlement du système de protection sociale.

**Politis : Nicolas Sarkozy a souligné « le bilan exceptionnel du RSA » après la polémique provoquée par Laurent Wauquiez sur les « dérives de l’assistanat ». Y aurait-il un changement de vision sur les aides sociales ?

Noëlle Burgi :** Laurent Wauquiez ne fait qu’exprimer la vision réactionnaire d’une partie importante de la droite française. Ce discours, ancien mais aujourd’hui décomplexé, stimule les égoïsmes sociaux par la mise en concurrence des salariés et des chômeurs, et par la stigmatisation des personnes en situation de précarité, implicitement assimilées à des parasites. Le discours a clairement des visées électoralistes, mais on peut penser qu’il prépare l’introduction de politiques sociales coercitives encore plus dures et contraignantes qu’elles ne le sont déjà. S’il y a un changement de vision, c’est seulement par rapport aux intentions de ceux qui avaient mis en place le revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988.


Avec le remplacement du RMI et de l’allocation de parent isolé (API) par le RSA, n’a-t-on pas radicalement opté pour une autre logique ?

Le RMI était apparu dans un contexte de « nouvelle pauvreté » liée au développement du chômage de masse de longue durée, à celui des emplois précaires et aux premières mesures de durcissement de l’accès à l’indemnisation du chômage. Son concepteur, Jean-Michel Belorgey, voulait ancrer ce revenu dans les principes fondamentaux de la Constitution pour protéger les droits des personnes les plus fragiles et éviter de les rendre responsables des contradictions du système. Pour lui, le RMI n’avait de sens que si l’insertion professionnelle et sociale était considérée comme un impératif national. Ce qui signifiait que le législateur devait intervenir pour développer des mesures concernant l’éducation, l’emploi, la formation, la santé, le logement.

Cette conception du RMI a été enterrée au profit d’une autre, qui transfère aux individus la ­responsabilité de leur « employabilité », et met l’accent sur leurs devoirs plutôt que sur leurs droits. Leurs droits, notamment à un travail décent, sont fragilisés, sinon niés, au nom de leurs obligations morales envers la société. On entre dans une logique de workfare, de mise au travail contrainte en contrepartie de l’allocation. Cette logique s’inscrit dans un projet plus large, soutenu et guidé par la Commission européenne, de mise en question des systèmes de protection sociale à vocation universaliste. La tendance dans la plupart des pays européens est à l’affaiblissement des assurances sociales « classiques » (chômage, maladie, vieillesse) et à la constitution d’un socle de protections garantissant des ressources et des couvertures minimales aux plus démunis. Avec, pour finalité, de réguler l’ensemble de la société, devenue un espace de compétition généralisée. Évidemment, l’existence d’une « armée de réserve » de personnes précaires, qui est une des conséquences de ce phénomène, pèse sur l’ensemble des revendications sociales et le statut des salariés.

Le sujet n’est donc pas « clos », comme l’a déclaré le Premier ministre, François Fillon…

Le sujet est loin d’être clos. La France s’inspire de l’Allemagne, qui a voté en 2003 une loi dite Hartz IV, très répressive à l’égard des chômeurs et des travailleurs vulnérables, et qui est allée jusqu’à estimer « convenables » les travaux d’utilité publique payés un euro de l’heure (voir page précédente). Ce débat réapparaît dans un contexte où l’Union européenne et ses membres mettent en place des programmes d’austérité sélective. Ils frappent avant tout les couches sociales qui ont le plus besoin de services publics et de programmes sociaux. L’actuelle « crise » est instrumentalisée pour pousser au bout de leur logique les politiques de démantèlement de l’État social. Ces politiques ne datent pas de 2008 ; elles remontent au tournant néo­libéral des années 1980.

Cela signifie-t-il que les moyens mis dans l’accompagnement du RSA ne sont pas à la hauteur ?

L’accompagnement n’est pas conçu politiquement comme un droit social, un droit à une insertion professionnelle et sociale digne de ce nom, mais comme un mécanisme de contrôle assorti de sanctions. Sa fonction première est de réguler le segment des bas salaires en mettant au pas les individus et en punissant le cas échéant les récalcitrants, ceux qui ne vont pas accepter les offres prétendument raisonnables d’emploi. Les moyens mis dans l’accompagnement ne sont pas ceux qui nous viendraient spontanément à l’esprit : une formation réellement qualifiante, une politique de développement des logements sociaux, des crèches… Ce sont plutôt des moyens de surveillance et de contrôle, parmi lesquels il faut compter bien sûr les formulaires d’inscription au RSA, intrusifs, les croisements de fichiers informatiques, les visites au domicile des allocataires… Comme les départements n’obtiennent pas de l’État des transferts de ressources suffisants pour assumer la charge que représentent la gestion et le financement du RSA, il ne leur reste guère que deux variables d’ajustement tout aussi pénalisantes l’une que l’autre : augmenter les impôts ou durcir la mise en œuvre du RSA. Quant aux agents du service public de l’emploi, ou les travailleurs sociaux, ils sont soumis à des objectifs impossibles à tenir qui transforment la nature et la finalité de leur travail au détriment des allocataires.

Juste avant le lancement du RSA, une étude ministérielle avait comparé les taux de retour à l’emploi dans des zones tests où il avait été expérimenté et des zones témoins sans expérimentation. Elle avait conclu qu’il n’y avait pas de différence significative. Donc on savait dès le départ que le RSA ne conduirait pas plus que le RMI à l’emploi. Les chiffres aujourd’hui le confirment puisque le tiers seulement des 1,8 million de foyers bénéficiaires du RSA ont une activité plus ou moins réduite.

Que pensez-vous de ces propos récurrents autour des « privilégiés » ?

Les « privilèges » des pauvres, quand ils en ont, sont de pauvres privilèges. Le problème n’est pas celui de leurs privilèges, mais celui des bas salaires et de la course continue vers le moins-disant social.

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