Les ennemis de l’intérieur

La réalisatrice Stéphane Horel se penche
sur la prégnance
des produits chimiques
dans notre environnement.
Flippant et utile.

Jean-Claude Renard  • 30 juin 2011 abonné·es

On est à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La planète fabrique déjà un million de tonnes de produits chimiques. En 2005, le chiffre atteint 500 millions de tonnes. Un demi-siècle ponctué de productions de masse, marqué par la frénésie du progrès, le consumérisme des Trente Glorieuses, la magie de la pétrochimie, mère du biberon incassable et des couverts en plastique. Le pétrole : « Une ribambelle de choses qui rendent la vie sur terre bien meilleure ! », s’exclame alors une réclame. Une exclamation que Stéphane Horel entend bien dénoncer, après avoir souligné dans les Médicamenteurs les liaisons dangereuses entre les laboratoires pharmaceutiques et les autorités sanitaires.


Images d’animation et publicités diverses animent et rythment cette Grande Invasion, film particulièrement sobre et rigoureux, également traversé de fulgurances ludiques, avançant au fil des entretiens avec divers chercheurs cadrés sur un fond uni.


Il existe aujourd’hui ** près de 85 000 substances chimiques sur le marché, dont environ 7 000 sont commercialisées à un haut volume. Des produits qui se sont mis à partager notre vie quotidienne, des sub­stances qui s’accompagnent de noms féroces, imbitables : dichloro-diphényl-trichloréthane (DDT), atrazine, phtalates, bisphénol A, paraben, diphényléthers polybromés (PBDE), acide de perfluorooctane, résines époxy, polycarbonates. Ces mêmes substances qui pénètrent dans nos corps. Croyant encore souvent à un monde moderne innocent, le grand public ignore tout de cette invasion. « Personne ne peut imaginer que nous ayons plus de 200 produits chimiques dans le sang », observe Jerrold Heindel, de l’Institut national des sciences de la santé environnementale aux États-Unis. Invisibles et partout à la fois, ils sont également détectables dans les urines, le liquide amniotique, le cordon ombilical, le lait maternel. Voilà donc une intoxication en toute discrétion et à domicile.

Quand la réalisatrice entre dans le détail, égrenant une vie matérielle façon Marguerite Duras ou Boris Vian, la liste est sidérante. Le bisphénol A, seulement interdit dans la fabrication des biberons, est présent dans les circuits imprimés, la vaisselle en plastique, les prises, les revêtements de sol, les petits et gros appareils d’électro­ménager, les casques de protection, les appareils photo, les meubles métalliques, les tickets de caisse, les colles et les adhésifs, les emballages alimentaires, les équipements automobiles, les canettes, les outils de jardinage, les DVD, les lunettes… Rien de plus banal, rien de plus ordinaire. Les diphényléthers polybromés (PBDE) n’ont rien à envier au bisphénol A, présents dans les moquettes et les tapis, les cuisinières, les hottes, les réfrigérateurs, les batteurs, les fers à repasser, les micro-ondes, les matelas, les oreillers, les ordinateurs, les canapés…


De leur côté, les phtalates se chargent des rideaux de douche, des ballons, des cosmétiques, des tissus, des ­bouteilles d’eau minérale et, sans scrupule, du matériel hospitalier…
Ces produits chimiques sont autant de perturbateurs endocriniens. Quand les experts dressent la liste des troubles et des risques, celle-ci se présente comme un bottin : bouleversement hormonal, anomalie de l’appareil génital des jeunes garçons, obésité, cancer des testicules, de la prostate, du sein, diabète, maladie cardio-vasculaire, hyper­activité, asthme, problème thyroïdien, fertilité en berne, troubles du comportement… En somme, un cocktail aux saveurs de la modernité et aux effets guère grisants.

L’exposition aux produits est à faible dose, certes. Mais elle se fait tous les jours, en permanence et en même temps. En 1970, contrairement à aujourd’hui, on ne détectait pas encore de PBDE dans le lait maternel. Il faudra plusieurs années pour apporter les preuves de toxicité de chaque produit. En attendant, s’interrogent les experts, « faut-il laisser les enfants aussi exposés ? ». En attendant encore, la réalisatrice, qui n’a pas peur du 25e degré, donne la recette pour confectionner une maladie contemporaine : « Faire mariner une masse de perturbateurs endocriniens dans les liquides amniotiques des années 1950 et 1960. Quand les enfants de l’ère synthétique atteignent l’âge adulte, constatez l’augmentation des problèmes de santé publique. »


Au reste, les pouvoirs publics ne sont guère bavards sur le sujet. L’industrie chimique a la main lourde. Et s’il est difficile de sortir de l’omniprésence des produits, à moins de rejoindre fissa une communauté amish, beaucoup plaident au moins pour une société régulatrice, une approche rationnelle pour mesurer leur utilité par rapport aux risques.

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