L’école enrôlée dans la guerre économique

Extrait d’un livre issu d’un travail collectif sur les mutations du système scolaire français, « ordonnées par les exigences de la compétition économique ». Bienvenue à l’école néolibérale.

Politis  • 1 septembre 2011 abonné·es
L’école enrôlée dans la guerre économique
La Nouvelle École capitaliste , 
Pierre Clément, 
Guy Dreux, Christian Laval et Francis Vergne, La Découverte, 256 p., 18 euros. 
En librairie depuis 
le 26 août.
© La Découverte


C’est sur cette question des savoirs enseignés que l’on peut le mieux mesurer la distance entre les mutations actuelles et les résultats de la sociologie critique des années 1970. Cette sociologie doit être considérée aujourd’hui comme pré-néolibérale. Car le grand changement actuel est justement marqué par la disparition de l’autonomie scolaire autant dans son fonctionnement que dans les contenus d’enseignement. Dans le nouveau modèle, l’école ne prétend plus dispenser des savoirs « gratuits ». Elle se refuse à engager les individus dans le pari de la culture et des connaissances qui pourraient au final se révéler non « payantes ». Elle s’aligne de plus en plus explicitement et ouvertement sur les formes et les contenus répondant aux exigences de la « nouvelle économie », c’est-à-dire du capitalisme contemporain. L’école est désormais sommée de se rendre économiquement utile. Elle ne fait plus illusion et ne cherche plus à produire l’illusion de son autonomie. Cette réalité est radicalement nouvelle. Alors que dans les années 1970 l’institution scolaire conservait la marque visible d’âges plus anciens et l’empreinte forte de tous les compromis qui ont caractérisé son histoire, elle abandonne aujourd’hui toute capacité à défendre et à valoriser des savoirs, des connaissances, une culture qui valent pour eux-mêmes. Et par une étrange et habituelle ironie de l’histoire, c’est la sociologie critique elle-même qui aura été utilisée pour accélérer le mouvement de « modernisation » et « d’ouverture » de l’institution scolaire en ruinant peu à peu les logiques culturelles, politiques et morales proprement scolaires, aujourd’hui condamnées à disparaître dans le cadre du capitalisme néolibéral. […]


En s’appuyant sur toutes les critiques anciennes, même si elles ne s’accordent pas entre elles, les gouvernements de gauche comme de droite ont ainsi cherché à recomposer les systèmes scolaires pour les « adapter » aux nouvelles conditions de l’accumulation mondiale du capital. Cette mutation des systèmes éducatifs ne relève pas d’explications mécanistes. Les institutions se transforment et s’adaptent non point par des déterminismes aveugles et inconscients, mais par l’effet d’une rationalité générale qui se présente, à un moment donné, comme un ensemble d’énoncés, d’évidences et de dispositifs nécessaires. Elles se modifient par les pratiques de leurs agents qui obéissent aux normes nouvelles.
C’est la concordance à partir des années 1980, au niveau mondial, des attaques de la droite néolibérale contre l’État providence et de la promotion de nouvelles formes de « management » (new managerialism) dans les entreprises qui a permis de concevoir un vaste programme de réformes touchant tous les services publics. Le néolibéralisme est précisément aujourd’hui cette logique générale qui impose partout, même dans les sphères a priori les plus éloignées du cœur de l’accumulation du capital, un même système normatif de conduite et de pensée. Les contraintes du capitalisme néolibéral sont ainsi progressivement introduites dans le fonctionnement des systèmes éducatifs au moyen de nouvelles normes institutionnelles dont les « réformes » sont porteuses. Ces réformes ont deux caractéristiques, l’une commune à tous les services publics, l’autre particulière aux institutions scolaires. Elles participent d’un changement qui s’est imposé à l’ensemble des institutions publiques et qui établit en leur sein de nouvelles relations de pouvoir axées sur la recherche de la « performance ». L’institution scolaire et universitaire, au même titre que l’hôpital, les services de l’emploi ou la police, connaît ainsi une transformation de type managérial qui vise à augmenter sa « productivité » sous la contrainte de la diminution des prélèvements obligatoires et dans un contexte de concurrence mondialisée entre capitaux. Ce n’est pas que les mutations managériales des services publics et des administrations aient été directement dictées par le patronat ou par les marchés financiers. Il a fallu un travail symbolique et politique de longue haleine pour que s’impose la problématique de la « réinvention du gouvernement » à l’époque de la mondialisation. Mais cette métamorphose générale de l’État en État entrepreneur — corporate state — s’est accompagnée d’une transformation plus spécifique des institutions de la connaissance. Dans ce que l’on nomme aujourd’hui « l’économie de la connaissance », marquée par la prédominance de l’innovation, par l’impératif constant de la compétitivité et par la pression financière sur le fonctionnement de toutes les entreprises, la « connaissance » joue pour le discours officiel un rôle stratégique qui renvoie à un ensemble de mutations économiques et sociales. Le nouveau capitalisme a développé de nouvelles formes de concurrence dans la production et dans la consommation. Ces formes sont centrées sur l’innovation et modifient l’organisation interne des entreprises, mais elles supposent aussi une large gamme de « médiations institutionnelles » constituées de services privés (transports, banques, communication, loisirs, distribution, etc.) et de services publics fonctionnant eux aussi selon les normes de la nouvelle concurrence généralisée [^2]. Si les nouvelles formes de production exigent des compétences d’un nouveau genre pour faire face sans interruption aux processus d’apprentissage multiples dans lesquels le salarié est tenu d’entrer, les nouvelles conditions de la vie quotidienne et en particulier les nouveaux modes de consommation réclament également des compétences différentes et renouvelées. La concurrence par l’innovation exige de la part des consommateurs comme des producteurs des conduites plus stratégiques et des compétences plus sophistiquées. […]


Le nouveau monde du travail impose de nouvelles conditions au monde éducatif. L’ « insécurité sociale », selon l’expression de Robert Castel, caractérise un monde économique qui reconnaît de moins en moins les connaissances solides et durables correspondant à des fonctions fixes et des personnalités stables. Cette insécurité est le résultat d’une concurrence accrue sur le marché du travail, aussi bien sur le « marché externe » entre primo-demandeurs et chômeurs, que sur le « marché interne » des entreprises et des groupes entre salariés placés systématiquement en situation de rivalité. Une insécurité renforcée par les réformes des systèmes d’indemnisation du chômage et du droit du travail, comme par les nouvelles pratiques de gestion de la main-d’œuvre dans les entreprises. C’est un nouveau régime salarial qui s’instaure et qui impose sa norme au monde de l’éducation : former des individus adaptables et des personnalités fluides. Le terme de flexibilité ne désigne pas seulement le fonctionnement des marchés d’aujourd’hui ; il renvoie aussi aux subjectivités requises pour répondre aux exigences de la nouvelle économie. Par l’idéalisation de ce nouvel environnement imposé aux salariés, le sort de chacun semble être remis entre ses propres mains. Puisque toute difficulté est une « opportunité », puisque toute épreuve est un « challenge », chacun a de multiples occasions de se sentir responsable de réussir ou d’échouer dans la seule forme d’existence concevable : celle d’un travailleur de la connaissance et d’un entrepreneur de soi-même. Le bénéfice de cette pression concurrentielle est que les salariés sont contraints de maintenir au meilleur niveau la valeur marchande de leur capacité de travail, ce qu’en terme managérial on appelle leur employabilité. Cette nouvelle forme de gestion de l’emploi, couplée avec les mécanismes de création de l’insécurité sociale, est devenue la référence de tous les programmes de réforme éducative, depuis les cycles les plus précoces jusqu’à l’enseignement supérieur.

[^2]: Cf. Pascal Petit, « Socio-institutional changes in the post-Fordist era », in Benjamin Coriat, Pascal Petit et Geneviève Schméder (dir.), The Hardship of Nations. Exploring the Paths of Modern Capitalism, Edward Elgar, 2006.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes