« Mes chefs n’avaient plus le choix »

Extrait du livre de Jean-Baptiste Rivoire, qui relate, témoignages à l’appui, dans quelles circonstances
les militaires algériens ont décidé d’exécuter les religieux français.

Jean-Baptiste Rivoire  • 22 septembre 2011 abonné·es

D’après les notes des services français déclassifiées à l’initiative du juge Trévidic fin 2009, il apparaît qu’à compter du 24 avril (1996), date que Philippe Parant (directeur de la DST [direction de la Sécurité du Territoire, NDLR]) et Philippe Rondot (son conseiller) avaient fixée à Smaïl Lamari pour « s’interroger » si les moines n’étaient toujours pas réapparus [^2]
, une certaine fébrilité se manifeste à Alger. Ce jour-là, on l’a vu, un contact a lieu à Paris entre le général Rondot et le colonel « Habib » Souamès, représentant du département du Renseignement et de la Sécurité (DRS algérien) à l’ambassade d’Algérie. Parallèlement, Smaïl Lamari indique à la DST que les moines sont « vivants ». En réalité, c’est à ce moment-là que le DRS, paniqué par la tournure des événements, aurait secrètement pris la décision de les éliminer.


C’est du moins ce qui ressort de deux témoignages que j’ai recueillis fin 2010. Le premier émane de Karim Moulaï. Quand j’appelle la première fois en novembre 2010 l’ancien agent du CPMI (Centre principal militaire d’investigation) de Ben-Aknoun, ayant appris qu’il pouvait avoir des informations sur le drame de Tibhirine, je lui demande : « Comment pouvez-vous savoir des choses sur l’enlèvement et l’assassinat des moines, c’est tout de même une affaire très secrète ? » La question ne le désarçonne pas : « Je vivais avec six officiers de haut rang. Certains dépendaient du CPMI de Ben-Aknoun, d’autres [du CTRI-Centre territorial de renseignements et d’investigation] de Blida. Les moines ont été tués par des agents du DRS. J’ai les noms [^3]
. » Je le rencontre quelques jours plus tard à Glasgow, il m’explique alors que les moines ne furent pas exécutés le 21 mai 1996, comme l’a affirmé le « communiqué 44 » du GIA du 23 mai, mais près d’un mois plus tôt. A priori difficile à croire, ce témoignage est toutefois confirmé par celui du lieutenant Kamel : lui aussi m’a affirmé que les moines ont été tués en avril, et pas en mai…


« Dans mon souvenir, c’était vers le 26 ou 27 avril », précise Moulaï. Selon lui, les moines avaient pourtant failli être libérés quelques jours auparavant : « À un moment, il y eut des négociations urgentes. Mes chefs firent revenir les moines sur Blida. Puis il y eut un problème avec les Français. Cela créa un problème à l’intérieur même du DRS, au sein du groupe ayant planifié l’enlèvement… » Ces « négociations urgentes » pourraient-elles être celles initiées par Jean-Charles Marchiani à la mi-avril ? Moulaï l’ignore.


Quant au « problème avec les Français », sans parvenir à le dater précisément, Moulaï affirme que l’initiative de la DGSE [direction de la Sécurité extérieure, NDLR] de dépêcher un agent à Alger le 25 avril aurait achevé d’ulcérer ses chefs du DRS, qui se seraient alors réunis au CTRI de Blida pour en parler et évoquer les nombreux dysfonctionnements ayant marqué l’opération : « Ils ne savaient pas quoi faire avec les moines, m’a-t-il affirmé. S’ils les laissaient au CTRI, des gens risquaient de les apercevoir. S’ils les laissaient avec Zitouni, la DGSE risquait de négocier avec lui. Donc les choses tournèrent mal. Les discussions au CTRI n’aboutirent à rien. Cela déclencha une grave crise. Mes chefs n’avaient plus le choix. Ils étaient face à un mur ! Ils ne pouvaient plus libérer les moines. À cause des deux témoins “oubliés” au monastère [les frères Jean-Pierre et Amédée], à cause du fait que les sept moines, une fois libérés, risquaient de parler. » C’est alors que, selon Moulaï, les responsables du DRS se seraient résolus à missionner dans le plus grand secret un commando de tueurs pour exécuter les otages.
Moulaï affirme également que Christian et ses frères auraient été déplacés à plusieurs reprises durant leur séquestration. Ils auraient été emmenés à deux reprises au CTRI : « Ils n’étaient pas stupides ! Ils auraient compris, vu les sons, les paroles des gens, qu’ils n’étaient pas aux mains du GIA Entretien de l’auteur avec Karim Moulaï, Glasgow, 28 novembre 2010.… »


© La Découverte
 

[^2]: Philippe Étienne, « Enlèvement des sept moines français en Algérie. État du dossier au 24 avril », loc. cit.

[^3]: Entretien téléphonique de l’auteur avec Karim Moulaï, novembre 2010.

Monde
Temps de lecture : 4 minutes

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