D’un bout à l’autre de l’échiquier

Entre les sionistes purs et durs et les militants des droits des Palestiniens,
la communauté juive française témoigne d’un réel pluralisme.[^2]

[^2]:

Dominique Vidal  • 13 octobre 2011 abonné·es

Celui-là est au sionisme ce que Dieudonné est à l’antisionisme. Guy Millière dénonçait, au printemps, les journalistes qui « participent à la préparation d’un nouveau génocide » , car « à la haine exterminationniste à l’encontre des Juifs s’est substituée une haine exterminationniste envers l’État du peuple juif [^2] » . Récidivant, il confesse aujourd’hui avoir « honte d’être français et de voir que [son] pays se place en position de chef de file européen du combat pour la reconnaissance et le financement d’un État palestinien.  […] Pétain, il y a six décennies, de Gaulle, digressant sur le “peuple dominateur et sûr de lui” *, Chirac s’évertuant à sauver Saddam Hussein et, aujourd’hui, l’occupant actuel de ­l’Élysée… Demain, qui sait, un socialiste qui ferait pire encore, si c’est imaginable. Cela suffit ! [^3]  »* . Ad nauseam…

À l’autre bout de l’échiquier, l’Union juive française pour la paix (UJFP) salue ainsi la candidature palestinienne aux Nations unies : « En soixante-trois ans et plus de catastrophe (Nakba), le peuple palestinien vit dépossession, expulsions, discriminations, épuration ethnique […]. Bénéficiant d’une totale impunité […], Israël est engagé dans une annexion totale. » En conséquence de quoi, l’association « soutient la demande palestinienne » , tout en entendant « les objections formulées par des groupes palestiniens ou par plusieurs branches des mouvements de solidarité européens » . Car « tout resterait à dé-faire : l’occupation, la colonisation, l’annexion de Jérusalem-Est, l’accaparement des ressources » .

Entre ces deux pôles s’exprime une vaste gamme de positionnements, reflet – non mécanique, bien sûr – d’un réel pluralisme : d’origine, religieux, de statut social, de sensibilité politique et d’engagement dans les institutions juives. Quelques rencontres suffisent à en prendre la mesure.

Professeur émérite des universités, Moshé va sur ses 89 ans – dont quelque vingt mois à Auschwitz et dans les « Marches de la mort ». Ce passé peuple souvent ses nuits et marque sa vision du conflit israélo-palestinien. « Les survivants ont vu le visage hideux des SS derrière le terrorisme, de Munich [allusion à l’attaque contre des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de 1972, NDLR] aux attentats-kamikazes. Le Hamas à Gaza nous rappelle le nazisme. » Pourtant, ce Juif agnostique, attaché à Israël sans jamais s’y installer, a signé l’« Appel à la raison » de JCall (voir encadré). « Parce qu’il n’y a pas d’autre solution humaniste que la création d’un État palestinien coexistant avec lui. » Moshé se veut « patient et méfiant » . Oui, Netanyahou « travaille contre la paix » parce qu’il refuse les « concessions » nécessaires. Mais il importe de « rester vigilant » . En tout cas, l’avenir se joue « maintenant ou jamais »

À cette perspective, Georgette, journaliste quadragénaire, a toujours travaillé. Mais pas avec JCall : « Comment peut-on à la fois critiquer le gouvernement israélien et accueillir à la tribune des gens qui voient dans cette attitude… de l’antisémitisme ? Comme si les Juifs devaient laver leur linge sale en famille ! » Dans son activité associative pour la paix, cette militante se heurte surtout à la peur : « Chaque acte antisémite, même isolé, fait resurgir les six millions [[Après une recrudescence au début des années 2000,
les actes de violence contre les Juifs n’ont cessé, depuis 2006, de décroître – sauf en 2009, après le massacre de Gaza. En 2010, ils ont ainsi diminué de 43 %. Contre les Arabes et les musulmans, ils ne cessent de progresser.]]. »
Sans parler des « rumeurs » qui présentent, par exemple, les révolutions arabes comme «  antijuives  » à partir de faits déformés ou inventés [[Ainsi, ce n’est pas la fameuse synagogue de la Ghriba, à Djerba, en Tunisie, qui a été incendiée, mais une autre, désaffectée, plusieurs dizaines de kilomètres plus loin.
De même, la direction de la maison de retraite juive dont les habitants auraient été « interdits de sortie » par les révolutionnaires l’avait déconseillé elle-même à ses pensionnaires pour d’évidentes raisons de sécurité.
Quant au rabbin assassiné en Égypte, il était… copte.]]. Quant aux Juifs qui défendent le droit international, y compris pour la Palestine, « ils restent moins visibles que les “communautaires”, lesquels les dénoncent comme des “traîtres” qui font “le jeu des Arabes”. C’est ce que répètent les dirigeants radicalisés du Conseil représentatif des institutions juives de France comme les “baalei techouva” ou les Loubavitch[[L’expression « baal techouva » (littéralement : « le maître du retour ») désigne un Juif repentant réconcilié avec la foi orthodoxe. Les Loubavitch forment une des branches principales du hassidisme (de l’hébreu hassid, pieux), fondé au XVIIIe siècle en Biélorussie et fort de près de 4 000 institutions
à travers le monde.]]  »
.

Voilà justement un de ces « hommes en noir »  : Aron, la trentaine, a échappé à une « banlieue pourrie » via l’ultra-orthodoxie. Foin de ses « conneries de jeunesse »  : il passe désormais le plus clair de son temps à la yeshiva, pour étudier la Torah et le Talmud (6). Vous le croiserez peut-être rue des Rosiers, où il vous proposera ses téfilines, fines lanières de cuir pour votre bras gauche et petit boîtier pour votre tête. Loin de craindre le suicide vers lequel l’actuel gouvernement entraîne Israël, Aron s’en réjouirait presque : « Seul le Messie sauvera le peuple juif et lui donnera son État. » Pour lui, l’«  holocauste  » représentait un « châtiment infligé par Dieu à son peuple pour s’être éloigné de Lui » . Fin du dialogue.

À des années-lumière, Gilles se décrit – en souriant – comme « un mauvais Juif »  : ce sociologue à la jeune trentaine se réjouit de la reconnaissance de l’État de Palestine. De mère catholique, il a intériorisé l’histoire de son grand-père paternel, Moldave «  aisé  » chassé par les pogroms de Chisinau, et installé «  chichement  » à Paris. « Par trois fois dans ma vie, on m’a rappelé cette judéité. À l’école, un jeune Beur, voyant mon bonnet à l’indienne, me traita de “sale juif”. À l’Agence pour l’emploi, une employée, ayant consulté mon CV, me demanda si j’avais “mobilisé mon réseau israélite”. Enfin, le maire du village où mon grand-père s’était caché pendant la guerre, fouillant dans ses souvenirs, s’écria : “Ah, le Juif !” »

Gilles parle rarement du Proche-Orient avec ses parents, mais parfois avec ses amis, souvent juifs. Parmi eux, le fils d’un «  nouveau philosophe  » converti au sarkozysme : « Longtemps inconditionnel d’Israël, il m’a surpris récemment par son hostilité à Netanyahou. Et, dans les manifs de solidarité avec les révolutions arabes, j’ai croisé plein d’anciens copains devenus plus tunisiens que juifs, exaltés par *ce vent de liberté qui balayait jusqu’à leurs préjugés… »
*

Lancé en France en mai 2010, l’appel JCall devait, dans l’esprit de ses initiateurs, comme David Chemla, faire écho à l’appel JStreet, lancé un an plus tôt aux États-Unis en contrepoids de la puissante Aipac, principale organisation du lobby pro-israélien. Dans leur « appel à la raison », les auteurs de JCall soulignaient que « le lien à l’État d’Israël fait partie de [leur] identité ». Selon eux, le danger qui menace Israël « se trouve aussi dans l’occupation et la poursuite ininterrompue des implantations en Cisjordanie et dans les quartiers arabes de Jérusalem-Est », « erreur politique et faute morale ». Cette pétition signée par un aréopage composite concluait que « l’avenir d’Israël passe nécessairement par l’établissement d’une paix avec le peuple palestinien selon le principe “deux peuples, deux États” ». On a pu reprocher à ce texte de se situer du seul point de vue des intérêts israéliens. Mais il a surtout été affaibli par la signature de personnages comme BHL, adepte des « pétitions de principe » mais toujours hostile à la création d’un État palestinien quand la question est à l’ordre du jour, comme c’est le cas aujourd’hui.

Jacques, lui, se dit « attaché à la culture juive dans laquelle [il a] grandi » . Cet universitaire quadragénaire a fait circoncire son fils, bien qu’il se rende « très rarement » à la synagogue et fête «  seulement  » la Pâque avec ses parents. Comment ces derniers vivent-ils l’isolement d’Israël ? « Il y a longtemps qu’ils ont pris leurs distances. La politique de ses dirigeants les inquiète. Mais ils n’ont pas oublié les attentats kamikazes et redoutent le Hamas, tout en sachant qu’Israël en joue. » Leur attachement à cet État ? « Émotionnel : c’est le mythe du refuge au cas où… Sa fuite en avant, menaçant son avenir même, les rend plus critiques. En cas de nouvelle guerre du type de celle de 1967, ils n’en manifesteraient pas moins leur solidarité… »

Ariel, Benjamin, Elsa, Raphaël et Teddy encadrent des colonies de vacances du Club laïque de l’enfance juive (Clej), créé par les héritiers du Bund [^4]. Selon ces jeunes de 20 à 25 ans qui se veulent « a-sionistes » , l’appel de JCall a suscité, explique Elsa, un double mouvement : « Il a rassemblé des gens qui se sentent à la fois pro-palestiniens et pro-israéliens en leur permettant de critiquer Netanyahou au nom de la paix. Mais il a radicalisé les inconditionnels qui refusent les compromis. » Pour Teddy, il a même « libéré la parole de ceux qui craignaient de se faire récupérer par les antisionistes, et donné ainsi une voix aux Juifs qui refusent la dérive du Crif » . Dubitatif, Ariel trouve que « ce n’est pas JCall qui fait bouger les Juifs, mais les révolutions arabes, le mouvement en Israël, la reconnaissance de l’État de Palestine » .

Pas du tout, estime Benjamin, pour qui « tous ces changements inquiètent la majorité des Juifs. L’Égypte nouvelle respectera-t-elle l’accord de paix avec Israël ? La Turquie ne devient-elle pas islamiste ? Quel sera le poids du Hamas en Palestine ? » Raphaël, lui, se sent « plus français que juif, sans lien avec Israël ni avec la communauté. Seul m’importe le travail avec les jeunes, juifs ou non d’ailleurs » . La discussion oscillera entre espoirs et craintes…

Optimiste, Michèle, la « vraie séfarade », ne l’est guère. « Depuis la Seconde Intifada, je me suis éloignée de nombre d’amis : moi, je veux la justice pour la Palestine ; eux se demandent comment protéger Israël. » Les anecdotes pleuvent. Le petit livre de Stéphane Hessel, apporté lors du Nouvel An, qui fait « hurler » un convive. Des pacifistes protestant contre un tract qui dépeint Gaza comme « une prison à ciel ouvert » . Des copains de passage à Haïfa qui ont à peine remarqué 30 000 manifestants juifs et arabes. « Moi, je défends le droit au retour des Palestiniens, mais celui des Juifs ne me choque pas » , affirme-t-elle. Elle qui rêve d’un État binational se souvient toutefois, émue, que son père, favorable à l’indépendance du Maroc, rêvait d’un État juif « où il pourrait être entièrement lui-même »

Dans ce tableau impressionniste, quelles couleurs dominent ?
Journaliste et écrivain, Benoît Rayski a conservé la gouaille du « titi parisien » : « Ne joue pas sur les mots. La “communauté” se compose des Juifs qui se sentent juifs et y sont actifs. Ils se sentent mal-aimés, craignent les autorités qui ne les soutiennent pas assez (sauf Sarko, véritable ami), et surtout les Arabes. » Mais les autres ? « Ce sont des individus, pas la “communauté”. Pour en être, il faut fréquenter la synagogue, participer aux activités des institutions et passer des vacances en Israël. Les autres ne sont pas juifs. » CQFD…

Cette vision, David Chemla, coordinateur de JCall en France, n’y adhère pas. Un tiers des Juifs, dit-il, partage ses idées. « Leur identité comporte un attachement profond et rationnel à Israël. Peu importe où l’on place le curseur : nous avons à cœur l’avenir de cet État. Or, celui-ci passe – pour des raisons morales et de Realpolitik – par la construction, à ses côtés, d’un État palestinien. » D’où un combat sur deux fronts : « Contre la droite et les ultrareligieux qui, en Israël comme ici, refusent cet État, et contre ceux qui, antisémites ou antisionistes, font de la critique d’Israël le point d’ancrage de leur engagement. »

En Israël, militants et observateurs ne prennent pas tant de gants pour dénoncer Netanyahou… « Là-bas, les Juifs savent que leur État, même isolé, reste fort, tandis que la “diaspora” le croit faible et craint de “faire le jeu de l’ennemi”… »

Sur ce point au moins, Jean-Yves Camus est d’accord : la « diaspora arménienne aussi se veut plus patriote qu’Erevan » . Pour ce chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), « tout dépend de la conception que l’on a du fait juif. Les religieux le situent hors de l’histoire : notre sort dépend de la providence divine – mais alors pourquoi Dieu a-t-il voulu un Israël non conforme à la Torah ? Les laïques pensent que les Juifs contribuent à leur propre destin – et la paix avec les Palestiniens peut aller dans le bon sens » . Les premiers représentent une « minorité sociologique, mais très “vocale”   ». Les seconds « peinent à se faire entendre ».

Gramscien plutôt que marxiste, Camus observe toutefois que, depuis 2000, la gauche a perdu son « hégémonie culturelle » chez les Juifs, même si elle a encore leur préférence électorale. « Mais qui porte la responsabilité la plus lourde ? Les 1 500 Juifs (sur 350 000 habitant la région parisienne) rassemblés par les groupes France-Israël des deux Assemblées pour s’opposer à la reconnaissance de l’État palestinien, ou bien les personnalités politiques de droite et de gauche venus les caresser dans le sens du poil ? »

On en conviendra : dans ce dédale, le terme «  communauté  » apparaît piégé. Organisée au sein du Crif, la «  communauté  » regroupe moins de 100 000 Juifs. Mais le fossé avec les 400 000 à 500 000 autres s’est approfondi avec la radicalisation des institutions dites «  représentatives  » dans leur soutien à Israël comme dans leur glissement à droite [^5].
Si le noyau central du judaïsme français connaît un repli religieux, identitaire et politique, on ne saurait en dire autant de tous ceux qui – par la foi, la tradition, la culture ou encore le souvenir du génocide nazi – assument, à des degrés divers, la composante juive de leur identité.
Les enquêtes sociologiques valident largement cette approche. Dans celle qu’il a publiée en 2002 (voir article ci-dessous), Érik Cohen distinguait quatre grandes catégories : les «  universalistes  » (22 %), les «  individualistes  » (22 %), les «  traditionnalistes  » (31 %) et les «  revivalistes  » (23 %). Sept ans plus tard, Dominique Schnapper, Chantal Bordes-Benayoun et Freddy Raphaël confirment, au terme de leur étude [[La Condition juive en France : La tentation de l’entre-soi,
éd. Le Lien social.]] : « Les Juifs se distinguent peu de l’ensemble de la population. Leur sensibilité particulière à l’antisémitisme et à Israël ne semble affecter directement ni exclusivement leurs comportements et attitudes politiques. »

[^2]: Cf. « Un pays en quête d’alternatives », Dominique Vidal et Michel Warschawski, Politis, n° 1162, 21 juillet 2011.

[^3]: Metula News Agency, 25 septembre 2011.

[^4]:  Entre sionisme et communisme, l’Union générale des travailleurs juifs, dite Bund, née à la fin du XIXe siècle dans l’empire russe, y prônait une autonomie culturelle pour les Juifs au sein d’une société socialiste.

[^5]:  Cf. « Ceux qui parlent au nom des Juifs de France », le Monde diplomatique, juillet 2011. Pour en savoir plus, lire Samuel Ghilès-Meilhac, le Crif. De la résistance juive à la tentation du lobby, Robert Laffont, Paris, 2011.

Publié dans le dossier
Aubry-Hollande, quelles différences ?
Temps de lecture : 12 minutes