«Ici, on fore comme dans du beurre»

Politis.fr a pu rencontrer le responsable d’un forage de gaz de schiste sur son chantier, au coeur de la Pennsylvanie. Une entrevue rarissime dans le monde très secret de l’industrie gazière.

Xavier Frison  • 5 octobre 2011
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«Ici, on fore comme dans du beurre»

« Ne citez pas mon nom, sinon je perds mon job. Je ne suis pas censé vous parler, vous n’êtes pas censé être là » . Le message est clair. Celui que nous appellerons Blake nous aura pourtant reçu pas moins de trois heures sur son aire de forage, perdue au milieu des collines arborées de la Pennsylvanie, à 300 kilomètres à l’ouest de Philadelphie.

Illustration - «Ici, on fore comme dans du beurre»

Les fortes pluies de ces derniers jours ont rendu le sol lourd et gluant. Une fois passés les innombrables panneaux de mise en garde et d’interdictions, le visiteur pénètre un grand terre-plein arrondi, équivalent à la surface d’un terrain de rugby. Au milieu trône un immense puits de 145 mètres de hauteur. Il faut encore se faufiler entre les containers et les pick-up garés en rang d’oignon avant de déboucher sur une petite terrasse incongrue, bricolée devant un baraquement blanc. Blake, le patron du site, nous reçoit dans son modeste mobile-home.

L’écran de contrôle posé sur son bureau affiche 6127 pieds (1,87 km). « C’est à peu près la profondeur à laquelle nous sommes maintenant, après douze jours de forage » , explique Blake, assis sur la formation rocheuse du Marcellus Shale, la plus grande connue à ce jour aux Etats-Unis.

Malgré les conditions météos difficiles, 20 à 30 hommes sont présents en permanence sur le chantier, entrouvrant parfois la porte pour demander conseil ou informer le patron. Cela fait plusieurs dizaines d’années que Blake traîne ses bottes sur les chantiers d’extraction de gaz ou de pétrole. En « consultant indépendant » , désormais, pour le compte d’un géant américain de l’énergie. Ce chantier, comme les autres, durera entre trois semaines et un mois, parfois plus, le temps de creuser jusqu’au schiste, à 10 000 pieds (3 km) si besoin. Heureusement, sur le Marcellus Shale, « on fore comme dans du beurre. » D’ailleurs ici, un deuxième puits sera percé à huit mètres du premier, orienté dans une autre direction. Avec un souci de l’environnement et de sécurité maximum, jure Blake.

« Tous les fluides que nous utilisons ici sont biodégradables » , avance l’homme dans une assertion qui ferait basculer les anti-schiste dans l’hystérie. «  Et puis nous traitons les déchets produits par le forage, on en fait de la boue. Dans d’autres régions certains déchets servent à l’épandage pour l’agriculture , mais ici ils sont transportés par camion, je ne sais pas où. » Même aplomb à l’évocation du gaz contenu dans l’eau de tant de voisins alentours : « Du gaz dans l’eau, par ici, il y en a toujours eu. On pouvait déjà allumer l’eau du robinet avec un briquet avant notre arrivée ». Pas faux. « Sauf que ce gaz de surface était présent en quantité extrêmement réduite dans l’eau du robinet, rétorquera à distance une militante locale outrée. Là, ce sont de grosses quantité de gaz qui vient des profondeurs et qui contient des dizaines de produits chimiques, dont de l’arsenic, comme le montrent les analyses faites dans le comté ».

<img5614|center>Le reportage publié sur notre site (et en partie dans Politis ) est le premier projet financé dans le cadre de la plateforme J’aime l’info, lancée par rue89. Objectif de cette association à but non lucratif : permettre aux internautes de financer des projets originaux soumis par plus de 120 médias indépendants. Le reportage de Politis a su convaincre treize contributeurs qui ont reçu des newsletters avant, pendant et après le reportage. Nous vous informerons d’un éventuel prochain projet de la rédaction. En attendant, de belles initiatives restent à soutenir sur jaimelinfo.fr.
Quand on lui rapporte ces propos, au lendemain de notre première entrevue, Blake fait la moue : « 99 % des gens qui protestent l’ont mauvaise parce qu’ils ne possèdent pas de terre à louer à l’industrie et ne se font donc pas d’argent. Croyez-moi, ceux qui ont signé un contrat d’exploitation de leur sous-sol et touchent des royalties tous les mois sont ravis du développement de ce business. » Une analyse assez éloignée des témoignages recueillis tout au long de ce reportage, dont beaucoup concernent des propriétaires terriens ayant passé un contrat avec l’industrie gazière.

« C’est aussi une question politique , continue Blake. Quand de très grosses entreprises arrivent dans des endroits ruraux comme ici et font beaucoup d’argent, ça emmerde plein de monde » . La méfiance des locaux viendrait aussi de l’exploitation passée du charbon. « C’est une industrie qui a causé beaucoup de dégâts et énormément pollué , explique Blake. L’eau, l’air… Mais nous avons appris de ces mauvaises expériences, appris à conserver la nature intacte. Ce n’est absolument pas dans notre intérêt de polluer. » Toutes les douze heures, les deux équipes de Blake ont droit à un « point sécurité » de 30 minutes. Pour leur intégrité physique, et leur environnement : « On leur répète constamment, ‘nous ne provoquerons pas de fuite’ *. Je leur interdit même de pisser dehors ! »* Aucune fuite à déplorer sur ce chantier, pour le moment. « Cela m’est déjà arrivé dans ma carrière, mais à chaque fois elles ont été colmatées. » De gros boudins de rétention de liquide quadrillent le terrain, au cas où. Et un système dit de prévention d’explosion permet d’expulser du gaz en urgence si la pression devenait incontrôlable dans les tubes.

Illustration - «Ici, on fore comme dans du beurre»

Quant aux innombrables trajets de camions acheminant l’eau indispensable au forage, Blake les évalue à une soixantaine pour ce forage. Avant même, donc, le début du processus de fracturation hydraulique, bien plus gourmand en eau. Autant d’informations dont les habitants se plaignent d’être privés, en sus du manque de transparence sur les lieux et le nombre de puits forés. « Mais certaines entreprises organisent une journée d’information au public une fois par an au moins , répond Blake. Il y a des salariés, des ingénieurs, des géologues, les habitants peuvent venir en famille, c’est ouvert à tous. »

Sincèrement convaincu de l’intégrité du processus de fracturation hydraulique, Blake croit au gaz naturel. « C’est l’énergie du futur immédiat, beaucoup plus propre que le pétrole. Et les réserves du sous-sol américain sont vraiment énormes. » Quid des énergies vertes ? « Les énergies utilisant le vent et le soleil joueront un grand rôle quand elles seront au point et accessibles à tout le monde. Aujourd’hui, les gens qui s’équipent en panneaux solaires aux USA sont ceux qui ont les moyens, et une conscience politique écologiste. Pour normaliser ces technologies et les rendre efficaces, il faut investir massivement en recherche et développement. »

Seul problème : chaque dollar dépensé dans les nouvelles technologies d’extraction des énergies fossiles est un dollar de moins pour le développement des énergies renouvelables. « Je vais vous dire une chose , lâche Blake sur le ton de la confidence. Les énormes boîtes du secteur comme Chesapeake, Cabot, Devon ou XTO n’ont aucune vision à long terme. Leur truc, c’est on fait du fric maintenant, on créé des emplois, nos actionnaires sont contents et tout va bien’ . »

Pas vraiment du goût de Blake : « J’aimerais qu’ils mettent au moins 1 % de leurs gigantesques bénéfices dans la recherche pour les énergies renouvelables. Parce qu’à très moyen terme, les énergies fossiles, c’est terminé. J’adorerais voir marcher le pays entièrement aux énergies renouvelables, vraiment ! Et je peux vous dire que si on venait me proposer de bosser dans ce secteur sur un projet à grande échelle, je le ferai pour moitié moins que ce que je gagne maintenant. Pour l’instant, les techniques ne sont juste pas au point. Mais je crois quand même que je verrai la généralisation des énergies vertes de mon vivant ».

En attendant, il y a encore un paquet de schiste à exploiter. Une fois ses deux puits creusés ici, Blake ne s’occupera pas de la fracturation hydraulique. « C’est une autre société qui prend le relais pour ça, chacun est spécialisé », explique-t-il. Quand le chantier sera bouclé, le patron des lieux s’en ira vers un nouveau contrat, un nouveau forage. Quinze jours sur place, quinze jours à la maison. Six mois de travail par an à 1500 dollars la journée, soit 190 000 euros annuels, « une sacrée bonne paye » . L’heure est venue pour Blake de retourner au turbin. Il nous salue chaleureusement d’une grande tape dans le dos, rigolard : « Vous voyez, on n’est pas tous des méchants dans ce business. »

Écologie
Temps de lecture : 7 minutes
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