« Rom@ », de Stéphane Audeguy : Dans Rome, ville diserte

Dans son roman « Rom@ », Stéphane Audeguy met en scène la capitale italienne en prise avec son histoire, réelle ou factice.

Christophe Kantcheff  • 13 octobre 2011
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Stéphane Audeguy aime les grands espaces. Non pas ceux des « écrivains voyageurs » ou de l’« école américaine du Montana », terre à terre jusqu’à l’ennui. Mais les grands espaces de l’imaginaire, là où se déploient, à grande échelle, des narrations audacieuses et des projections folles. Stéphane Audeguy a témoigné de ce goût dès son très remarqué premier roman, la Théorie des nuages (Gallimard, 2005), qui embrassait trois siècles, esquissait une histoire de la météorologie, et développait une réflexion sur le temps. Depuis, il ne s’est pas assagi.

Après Fellini Roma, Audeguy Rom@. Alors que Stéphane Audeguy était pensionnaire de la Villa Medicis, et qu’il pouvait ainsi arpenter à sa guise les rues de la capitale italienne, a germé dans son esprit une œuvre à la dimension presque déraisonnable, baroque, échevelée. C’est Rom@ , son quatrième roman, où on entend la ville de Rome parler. C’en est même elle la narratrice. Risqué ? Bien sûr. Les pages où elle parle directement d’elle-même, de ses évolutions, de ses « états d’âme » étaient guettées par la grandiloquence, sinon le ridicule. Le roman évite le piège. Affaire d’écriture. À preuve ce chapitre éblouissant où l’auteur réussit le tour de force, en quatre petites pages (pp. 151 à 155), de réinventer l’histoire de l’humanité à travers celle de Rome, de l’affrontement entre Rémus et Romulus jusqu’à aujourd’hui.

Cette voix immense et surplombante risquait aussi de rester trop abstraite. Mais la ville a heureusement le don de s’investir dans tel ou tel personnage, comme Nano, Nitzky ou Delenda, les garçons qui tiennent les rôles principaux du roman. Tous trois, d’origines très différentes, sont concernés par l’événement extraordinaire qui se déroule à Rome : les jeux Vidéolympiques, qui ont à leur programme la phase finale de « Rom@ », avec les six meilleures équipes internationales. Dans ce jeu vidéo, il s’agit de s’imposer à la tête de l’Empire de la Rome du IIe siècle, reconstituée virtuellement, c’est-à-dire sans l’essentiel : sa respiration, son âme. Nano, jeune Indien pauvre immigré dans un émirat où il a été pris sous la protection d’un prince, et Delenda, de son vrai nom Salvatore, issu de la banlieue de Rome, en sont les deux joueurs les plus redoutables. Tandis que Nitzky, né en Pologne, parti faire des études d’informatique au Canada, est devenu game designer de la société Black Box, où il a conçu Rom@.

Enfin, autre curiosité de ce roman incroyable, Rome est saisie de secousses temporelles qui permettent à des personnages du passé de ressurgir dans le présent, les époques dès lors se confrontant sous nos yeux avec violence, ou entrant en résonance comme si les unes et les autres étaient profondément liées. Ainsi d’une séquence où Mussolini réapparaît subrepticement sur le balcon du palazzo Venezia et éructe ses dangereuses inepties à l’heure où beaucoup de Romains rentrent de leur travail, tel Carlo, quidam d’aujourd’hui, qui justement passe sur la piazza Venezia et, sans marquer un quelconque étonnement, s’arrête pour écouter « son idole ». Et le texte de préciser : « Carlo a voté l’an dernier pour le maire fasciste, par fidélité à sa jeunesse turbulente… » Confusion des époques et pourtant vérité de l’instant !

Si Rom@ balance le cartésianisme cul par-dessus tête, il n’est pas pour autant un capharnaüm. Même si Audrey Hepburn, Gœthe ou Freud peuvent apparaître ici ou là dans un quartier de Rome, si l’on y rencontre une improbable « via Cesare Battisti » , s’il arrive que « des christs crucifiés s’animent » , Stéphane Audeguy conduit avec maîtrise sa barque où il l’entend.

Roman mondialisé où tous les chemins mènent à Rome, roman dé-temporalisé, Rom@ joue sur la frontière du matériel et du virtuel, avec l’idée que la marchandisation du réel (sous la forme du tourisme ou du jeu vidéo) ne peut laisser indemne. Et, en effet, Rome (métaphore du monde) est une ville exténuée. Mais Audeguy ose le recours à l’anagramme de Roma, Amor, pour tracer une voie d’espoir autour des menaces de ruine. Une histoire d’amour pour salut : l’ultime degré du romantisme est assumé. Ce roman à grand spectacle est sans équivalent dans la littérature française d’aujourd’hui.

Rom@ Stéphane Audeguy, Gallimard, 235 p., 17,50 euros.
Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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