«Les Neiges du Kilimandjaro» de R. Guédiguian : l’héroïsme des pauvres gens

Robert Guédiguian interroge la confusion d’une société
dans laquelle les dominés s’affrontent entre eux.

Christophe Kantcheff  • 17 novembre 2011
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«Les Neiges du Kilimandjaro» de R. Guédiguian : l’héroïsme des pauvres gens
© *Les Neiges du Kilimandjaro* de Robert Guédiguian, 1 h 47.

Le début des Neiges du Kilimandjaro fait étonnamment songer à celui de l’Armée du crime , le précédent film de Robert Guédiguian. Dans le second, résonne la liste des résistants du groupe Manouchian « morts pour la France » ; dans le premier, ce sont des noms d’ouvriers qui sont proclamés. Une vingtaine d’ouvriers des chantiers maritimes, à Marseille, qui ont la malchance d’être tirés au sort dans le cadre d’un accord syndicat-patron pour « sauver la boîte ». Ceux-là se retrouvent au chômage, réduits, par conséquent, à une sorte de mort sociale.

Toutes proportions gardées, il s’agit dans les deux cas d’un sacrifice. Mais les jeunes résistants avaient intégré et accepté ce don de soi ; les ouvriers des Neiges du Kilimandjaro , eux, le subissent. Sauf Michel (Jean-Pierre Darroussin), auquel son statut de délégué syndical devait lui éviter ce sort. Mais il a mis son nom dans l’urne pour être traité à égalité avec les autres. Michel a toujours été ainsi : avec des principes forts, citations de Jaurès à l’appui. Marie-Claire, sa femme (Ariane Ascaride), lui dit avec tendresse quand il lui explique pourquoi il est désormais sans travail : « Pas facile de vivre avec un héros. »

Là réside précisément le sujet des Neiges du Kilimandjaro , dans la remise en cause de cette qualité de héros. Celle-ci est l’apanage de Michel, de Marie-Claire aussi. Plus largement, elle est celle de tous les ouvriers mis en scène par Robert Guédiguian, ceux qu’il a filmés dans son quartier de cœur, l’Estaque, où, depuis ses débuts au cinéma, il construit des fictions qui « tâtent le pouls » de la classe ouvrière. Héros tragiques ( Dieu vomit les tièdes , La ville est tranquille , Marie-Jo et ses deux amours …), ou héros rayonnants ( L’argent fait le bonheur , À la vie à la mort , Marius et Jeannette …). Tous humains, drôles et fragiles : des héros du quotidien. Le cinéaste ne les mythifie pas. Il leur accorde les grands sentiments, les mouvements de l’âme et l’intelligence qui sont plus « naturellement » réservés aux personnages mieux nés.

Mais cet héroïsme n’est pas un statut. Il consiste en des actes renouvelés, en une vie d’engagements concrets pour plus de justice et de dignité… Tel a toujours été le cas de Michel au sein de son syndicat. Seulement, la société s’est transformée, devenant plus dure, plus complexe aussi. Michel a cru faire pour le mieux, appliquer la méthode la plus équitable, il s’est même sacrifié… Et pourtant.

Pour les jeunes ouvriers tirés au sort, le procédé est beaucoup plus violent. Ce n’est pas seulement au chômage qu’ils sont renvoyés, mais à la précarité, à cette pauvreté qui transforme l’existence en épreuve de survie au moindre incident. C’est le cas de Christophe (Grégoire Leprince-Ringuet), qui élève seul (et bien) ses deux petits frères. Dès lors, le marché du travail étant ce qu’il est, peu de solutions s’offrent à lui, sinon la violence. Il la retourne contre ceux qui sont à sa portée et dont il sait qu’ils possèdent un peu plus : Michel et Marie-Claire, dînant ce soir-là avec Raoul (Gérard Meylan) et Denise (Marilyne Canto), la sœur de Marie-Claire.

Plus que par l’agression elle-même, Michel et Marie-Claire sont bouleversés par le fait qu’on s’en soit pris à eux. Ils ne comprennent pas. Avec cette perte de leurs repères, le film emblématise l’extrême confusion d’une société où les dominés sont traversés par des antagonismes paradoxaux, où la lutte des classes a disparu pour laisser place à un affrontement entre pauvres. Arbitré par la police, qui arrête généralement les plus démunis d’entre eux.

Michel et Marie-Claire sont sous le coup d’une remise en question profonde. « Que sommes-nous devenus ? » La question interroge fondamentalement ce que signifie « rester fidèle à soi-même et à son milieu d’origine ». Elle vaut autant pour les personnages, les comédiens (puisqu’ils accompagnent Robert Guédiguian depuis le début), les spectateurs et le cinéaste. La dimension autobiographique, plus ou moins souterraine selon les films, est, là, bien visible.

Si les Neiges du Kilimandjaro n’est pas avare en émotions, l’ébranlement intime qui secoue Michel et Marie-Claire est traité sans complaisance. Au contraire, il donne lieu à quelques scènes libres et légères, en particulier celles où Marie-Claire entre dans un café avec un jeune barman enchanteur (Pierre Niney). D’autres sont des scènes de pure confrontation, où Michel et Marie-Claire sont remis à leur place par ceux qui dénoncent leur « bonne conscience ». C’est la mère de Christophe (Karole Rocher), qui assène une époustouflante diatribe à Marie-Claire, lui expliquant pourquoi elle ne s’occupe pas de ses enfants. C’est Christophe lui-même, qui, avec une lucidité intraitable, révèle à Michel les insuffisances de ses pratiques syndicales.

Persistant à renverser les représentations communes, celles qu’on trouve autant dans le cinéma que dans la réalité, Robert Guédiguian s’est inspiré d’un poème de Victor Hugo, les Pauvres Gens , qui s’achève sur un élan du cœur de la part d’une mère de famille misérable. Michel et Marie-Claire sortent de leur malaise en considérant la situation : deux enfants sont désormais livrés à eux-mêmes, puisque leur frère est incarcéré parce qu’ils ont porté plainte. Ce qui leur pèse, moins à cause d’un sentiment de culpabilité que parce que ce recours à la police, et donc à une réponse répressive, ne leur correspond pas.

Certains s’irriteront peut-être de ce que le cinéaste tienne à maintenir ses personnages dans « les bons sentiments ». Mais la question posée par le film est beaucoup plus déroutante : le geste de générosité (ou d’amour) qu’accomplissent Michel et Marie-Claire est il simple ou inouï ? Transgressif, assurément. Notamment pour les enfants du couple, qui, élevés dans un certain confort, manifestent leur égoïsme, leur conformisme – les parents n’auraient-ils pas réussi à transmettre leurs idéaux ? Mais ces jeunes adultes-là, aux réactions petites-bourgeoises, n’expriment-ils pas aujourd’hui la doxa morale ?

Robert Guédiguian affirme en tout cas que le dépassement de soi au-delà de ses intérêts particuliers relève de la responsabilité de chacun. Et qu’il n’est peut-être pas aussi compliqué que cela. Les Neiges du Kilimandjaro , ou l’héroïsme à portée de cœur.

Cinéma
Temps de lecture : 6 minutes
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