Qu’avons-nous fait du temps ?

L’économiste Alain Coulombel dénonce les effets délétères
sur l’individu et la société de l’accélération des rythmes.

Alain Coulombel  • 19 janvier 2012 abonné·es

Il y a plus de trente ans paraissait Vitesse et politique, de Paul Virilio. « La vitesse, pouvait-on y lire, c’est la vieillesse du monde […]. Après avoir longtemps signifié la suppression des distances, la négation de l’espace, la vitesse équivaut soudain à l’anéantissement du Temps : c’est l’état d’urgence. » Depuis, l’évolution de nos sociétés n’a eu de cesse de confirmer les intuitions de l’urbaniste-philosophe. Culte de l’urgence, gestion à flux tendus, stress, absence de projet à long terme, vacuité du temps des loisirs, apologie du changement et de la vitesse de réaction… Toute notre temporalité semble s’affoler. Plus largement, la dématérialisation de l’économie, sa financiarisation, la montée de l’incertitude et de la complexité, l’augmentation des risques ou l’éclatement du tissu social pourraient s’expliquer et se traduire par une altération générale de notre rapport au temps. Qu’avons-nous fait au (du) temps ?

À cent jours de l’élection présidentielle, force est de constater que ces questions n’intéressent pas ou peu nos représentants politiques. Trop métaphysiques, sans doute ? Et les politiques ne font pas de philosophie. Ils ont les pieds sur terre et les mains dans la glaise. Pourtant, la crise de civilisation que nous traversons est d’abord une crise de la temporalité. Le temps manque, et les longues périodes d’adaptation ou de maturation nécessaires à l’équilibre de notre espèce – tant dans ses dimensions individuelles que collectives – se réduisent peu à peu, pour n’autoriser finalement que des comportements réflexes ou pulsionnels.

Avec l’avènement du temps réel (dont les caractéristiques principales sont l’instantanéité et la simultanéité), nous n’avons plus le temps d’inscrire nos gestes et nos activités dans la durée. Comment, dans ces conditions, notre rapport au politique, à la citoyenneté et au territoire n’en serait-il pas bouleversé ? Quand la construction du projet politique a besoin d’un certain volume de temps, d’un certain espacement, notre obsession du résultat et de la performance marque, a contrario , la victoire du « court-termisme » sur le temps long de la distance critique.

Notre temps est en miettes, chaotique comme les productions du capitalisme intégral. Au niveau de l’entreprise, par exemple, la mutation du travail industriel s’est traduite par l’intensification des rythmes de la production et la mise sous tension globale de l’organisation. La chrono-compétition est devenue une arme stratégique et le fondement d’une nouvelle morale de la production impliquant toutes les ressources subjectives du salarié jusqu’à provoquer son exténuation. Suicides au travail, troubles musculo-squelettiques, stress professionnel sont les symptômes de cette violence qui s’exerce sur les corps, et l’épuisement devient la caractéristique principale d’une époque où le temps n’est plus vécu comme une dimension de la liberté mais comme un obstacle à vaincre.

Face à cette situation, que pouvons-nous attendre de la séquence électorale qui commence ? Probablement rien quand nos principaux candidats n’auront de cesse, au contraire, de promouvoir les principes d’une société réactive et flexible, la grande vitesse et ses infrastructures, le temps que l’on gagne, la compétitivité de nos entreprises et les méthodes du management en temps réel, la mobilité professionnelle et géographique… Ils ne diront rien sur la réduction du temps de travail, rien non plus sur l’accélération des rythmes qui fragilise notre capacité à réguler des systèmes de plus en plus complexes. Rien sur la vitesse de circulation des informations, rien encore sur le temps performatif des marchés financiers ou sur le temps précaire. Sommes-nous devenus si peu présents à nous-mêmes – à ce qui importe – qu’il nous paraisse impossible d’envisager une politique du temps qui poursuivrait comme finalité la décélération, et proposerait un nouvel art de vivre fondé sur une autre répartition des temps sociaux ?
Pourtant, à constater la profondeur de la crise, il n’y a paradoxalement pas de tache plus urgente.

Idées
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