« Le Crif n’a jamais fait gagner ou perdre une élection »

Le sociologue Samuel Ghiles-Meilhac analyse l’influence réelle de l’association sur la vie politique française.

Hicham Hamza  • 9 février 2012 abonné·es

À quoi sert le dîner du Crif ? 

Samuel Ghiles-Meilhac :** L’idée du dîner revient à Théo Klein, président de 1983 à 1989 de cet organisme rassemblant plus d’une soixantaine d’associations juives. En 1985, il souhaite créer un dialogue régulier entre la communauté juive organisée et le pouvoir politique. Le premier dîner, avec Laurent Fabius, inaugure ce qui devient progressivement un rituel à la fois communautaire et républicain. Dans les années 1990, alors que la Shoah prend une place considérable dans la société française, cette rencontre permet au personnel politique de gauche comme de droite, de « réparer l’histoire », de se rassembler autour de la mémoire des Juifs déportés en assumant les responsabilités de Vichy. Le dîner est aussi, surtout en période électorale, l’occasion pour des candidats d’envoyer des signaux à un hypothétique électorat juif et de profiter d’une séquence médiatique très forte.

Comment expliquez-vous son succès croissant dans la vie politique française ?   

Lors du premier dîner, il y a cinquante invités dans une salle du Sénat. On trouve ensuite quelques lignes dans la presse écrite, mais pas un mot à la télévision. C’est au fil des années 1990 que les invités se diversifient : personnalités religieuses de toutes les confessions, ­leaders ­politiques, diplomates de tous les horizons… Est-ce la culpabilité liée à Vichy, l’idée que les Juifs ont une place particulière dans l’histoire du pays ou la recherche des médias dans une rencontre mondaine hors normes qui attirent cette foule ? Tous ces facteurs jouent, aussi différents soient-ils.

L’alignement sur les positions du gouvernement israélien ne dessert-il pas la cohésion de la communauté juive ?

Le soutien politique aux orientations gouvernementales israéliennes est la traduction que donne le Crif à la solidarité et à l’attachement que vivent une très forte majorité de Juifs avec Israël. Cela pose effectivement une autre question : est-ce le rôle d’un organisme dit représentatif du judaïsme français de défendre des politiques sur lesquelles il n’a aucune influence ?
Il faut garder à l’esprit que, en dehors d’une courte exception en 1999 et 2000, que je décris dans mon livre, tous les présidents du Crif ont défendu la politique israélienne. Au premier dîner de 1985, Théo Klein critique le vote français à l’ONU contre Israël à la suite du bombardement du quartier général de l’OLP à Tunis…

Quelle influence le comité directeur du Crif, très marqué à droite, peut-il exercer sur l’élection présidentielle ?   

Influence sur qui : les candidats ou les électeurs ? Le Crif n’a jamais fait élire ou perdre un candidat, et lorsqu’en 1981 le Renouveau juif, alors dirigé par Henri Hajdenberg, a appelé à un « vote sanction » contre Valéry Giscard d’Estaing, critiqué comme menant une politique étrangère hostile à Israël et montrant peu de sensibilité à la lutte contre l’antisémitisme (notamment lors de l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic), le Crif était opposé à cette idée d’un vote communautaire. Ce qui est certain, c’est qu’en invitant le président de la République depuis 2008, les institutions juives donnent une tribune à celui qui sera certainement candidat. Comment ne pas apparaître à la remorque de Nicolas Sarkozy ?

Le Crif est-il un « lobby » ?

Un groupe, une association cherchant à se faire entendre sur certains enjeux par les pouvoirs publics adopte les stratégies d’un lobby. En France, on associe ce mot à une logique malfaisante, toute-puissante et antidémocratique, ce qui empêche d’analyser sereinement les stratégies des uns et des autres. Le Crif mène des activités de lobbying, parfois avec succès, souvent en rencontrant des échecs.

Le succès ne doit pas faire oublier une réalité très politique : sur l’année écoulée, le Crif a été un lobby couronné d’échecs, du vote de la France en faveur de la Palestine à l’Unesco en passant par le désaveu du Conseil supérieur de l’audiovisuel sur la polémique concernant une émission de France 2[^2].

[^2]: « Un œil sur la planète », diffusé le 3 octobre 2011.

Idées
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