La Poste : « La disqualification du conflit »

Pour Fabienne Hanique, sociologue, la série de suicides
à La Poste rend compte d’un malaise plus global, lié au déni de la lutte sociale.

Pauline Graulle  • 22 mars 2012 abonné·es

Le 11 mars, un cadre de la Poste se suicidait sur la plateforme courrier de Trégunc dans le Finistère, laissant une lettre accusant les méthodes de management de l’entreprise. Quelques jours plus tôt, un cadre supérieur s’était défenestré de la Poste de Rennes. Le 15 septembre 2011, une autre salariée s’était donné la mort à Paris. À l’initiative des syndicats Sud, CGT, CFDT et FO, une grève a été lancée le 15 mars pour réclamer « l’arrêt des restructurations, des réorganisations, de la destruction de l’emploi qui ne visent que la rentabilité » . Analyse de Fabienne Hanique, sociologue du travail.

Comment peut-on expliquer la récente série de suicides à La Poste ?

Fabienne Hanique : S’agissant du débat sur la causalité des suicides liés au travail, deux visions s’affrontent. La première, avancée majoritairement par les directions d’entreprise, privilégie la thèse de la fragilité psychologique et/ou familialo-affective de l’individu : c’est parce qu’il est psychiquement affaibli que le salarié ne pourrait plus faire face aux exigences « normales » de son travail. La seconde, défendue par des sociologues et psychologues du travail, met en cause la responsabilité de l’organisation du travail. À La Poste – comme à France Télécom ou dans d’autres entreprises publiques –, cela prend des formes éloquentes : restructurations et réorganisations incessantes, intensification de la pression gestionnaire ne visant que la rentabilité, injonctions répétées à la performance (ou à « l’excellence durable ») et multiplication de dispositifs d’évaluation le plus souvent déconnectés du travail réel…

En quoi cela fait-il tant souffrir ?

Le sentiment de perte de sens, la perte de repères et, surtout, l’impression de voir son (bon) travail empêché sont des plaintes récurrentes. Ce qu’il faut comprendre derrière ça, c’est que les changements qui tapissent les organisations publiques cachent, en même temps qu’ils les orientent, de véritables changements sociétaux : la logique initiale du secteur public est remise en cause au profit du primat de la rentabilité, de l’économique et de la performance financière. À travers ces mesures, c’est une certaine conception de la société qui est en train de se défaire. Sans qu’il y ait eu débat.
Cette réorientation silencieuse se fait aux dépens des usagers requalifiés en « clients », et des salariés directement confrontés au public, et qui, dans un discours marketing continuant à vanter les mérites du service public, se voient tenus au quotidien d’assumer des changements avec lesquels ils ne sont pas nécessairement en accord.

Les salariés ont non seulement affaire à des dispositifs managériaux qui les rendent « fous », mais se voient confinés à une impuissance radicale : impuissance à se dégager d’un système que l’on présente comme inéluctable (on « ne peut » contester le progrès et la recherche de rentabilité), impuissance à se départir d’une logique gestionnaire que l’on vit comme destructrice mais dont on se surprend parfois à être « complice » à son insu (en participant, par exemple, à des processus d’évaluation qui conduisent à sa propre perte), impuissance à défendre sa conception du travail « bien fait » devant le diktat de la rentabilité, et enfin, impuissance à trouver les voies collectives pour exprimer sa conflictualité.

L’impuissance à dire serait donc
une cause de suicide ?

Pas l’impuissance à dire, mais le sentiment d’impuissance à être entendu… Pourtant, il y a de plus en plus de cellules d’écoute, de numéros verts mis en place par les entreprises pour aider les salariés à parler de leurs problèmes… La parole semble de plus en plus libérée ! Ces cellules écoutent la plainte, la souffrance diffuse ; elles n’entendent pas et ne traitent pas l’expression d’un désaccord, d’une contestation ou d’une conflictualité liés au travail. Les psychologues qui y travaillent sont des sous-traitants, déconnectés de la réalité de l’organisation du travail. Non seulement ces cellules déportent les tensions sociales au rang de problématique individuelle et privée mais, en plus, cette écoute branchée sur la souffrance psychique confirme les appelants dans un vécu de défaillance personnelle. Les salariés préféreraient ouvrir le débat sur le sens de leur travail plutôt que de se voir tendre une oreille compatissante et orientée vers la souffrance.

Vous mettez le suicide en rapport avec
la baisse des conflits sociaux ?

Je suis tentée de le faire : de 1947 à 1991, le nombre annuel moyen de jours de grève est de plus de 6 millions ; il frôle à peine les 350 000 aujourd’hui. Les raisons sont multiples : affaiblissement syndical, abrasion du combat politique et des luttes de classes… Il faut ajouter à cela un processus de disqualification symbolique de la notion de conflit. Depuis les années 1980, cette notion est souvent traitée comme le signe d’une immaturité sociale : les managers sont même formés à la « résolution » ou « gestion » de conflits… Les grèves sont souvent traitées de manière désinvolte, tant par les médias que par certains représentants du pouvoir politique qui s’attachent plus souvent à dénoncer le fait que, selon l’expression consacrée, les grévistes « prennent les usagers en otage » qu’à clarifier les raisons pour lesquelles des salariés décident collectivement d’arrêter le travail.

Dans ce contexte d’affaiblissement de la conflictualité sociale et collective, le suicide apparaît comme une forme ultime de résistance face à ce qui échoue à être entendu, l’expression désespérée d’un cri mort d’être resté inaudible trop longtemps.

Société Travail
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