Dette française : la chasse est ouverte

Lancement d’un nouveau produit spéculatif pariant sur les emprunts de l’État.

Thierry Brun  • 19 avril 2012 abonné·es

Aidé par un éditorial de l’économiste libéral Marc Fiorentino, Jacques Cheminade a le mérite d’avoir récemment mis sur la place publique une information destinée aux salles de marché et aux investisseurs. Le candidat à la présidentielle du parti Solidarité et progrès est intervenu dans diverses émissions de télé et de radio pour s’indigner de la création d’un nouveau produit spéculatif contre la dette française. L’exposition au grand jour de cet événement, au plus fort de la campagne présidentielle, a suscité une onde de choc politique d’une rare intensité.
Un contrat à terme sur la dette française, qui porte sur les obligations à dix ans (OAT) – dans le jargon des financiers –, a été lancé le 16 avril par Eurex (European Exchange), filiale privée des bourses allemande et suisse, considérée comme le plus grand « marché à terme » mondial des contrats de couverture sur emprunts d’État [[Les marchés à terme, ou marchés « futures », regroupent des contrats de couverture
du risque, par exemple sur les fluctuations
du taux d’intérêt quand il s’agit d’un contrat
à terme sur emprunts d’État.]]. L’annonce de ce nouveau produit financier dérivé, qui remonte au 21 mars, a été bien accueillie par les investisseurs, certains spécialistes de la finance ne cachant pas leur ambition d’ouvrir la « chasse à la dette française ».

Eurex espère ainsi empocher les nombreuses commissions associées à un tel produit. « Ce nouveau contrat sur les emprunts d’État est particulièrement mal venu en cette période où les marchés à terme sont devenus des armes spéculatives dangereuses, craint l’économiste Dominique Plihon. Le seul côté positif, c’est qu’il s’agit d’un instrument à terme lancé sur un marché organisé, l’Eurex, plus régulé que les marchés de gré à gré. »

Le nouveau contrat permet de parier à moindres frais sur la hausse ou la baisse des titres obligataires français. Il vient s’ajouter à deux autres moyens de spéculer, destinés aux institutions financières et aux fonds spéculatifs (hedge funds) : les Credit Default Swaps (CDS), contrats d’assurance contre la faillite d’un emprunteur ; la vente à découvert, qui permet à l’investisseur de vendre aujourd’hui un produit financier qu’il n’achètera que plus tard, système de vente qui a été de nouveau autorisé en février pour les dix plus grandes banques et sociétés d’assurance.

Les candidats de gauche et de droite se sont emparés du sujet. Jean-Luc Mélenchon a dénoncé cette « nouvelle arme de la finance contre la France », et menacé : « Je préviens que des poursuites seront engagées contre ceux qui ont préparé ou facilité la mise en place de ces mesures contre les intérêts économiques fondamentaux de la nation (article 410-1 du code pénal). » Europe Écologie-Les Verts (EELV) a fustigé l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui a autorisé la création d’un « nouvel outil spéculatif : les contrats à terme sur la dette française ». Ces contrats « cotés sur l’Eurex, un marché des produits dérivés, permettront de spéculer sur la dette française avec une plus grande flexibilité », souligne Pascal Durand, porte-parole d’EELV. Il redoute « le retour du casino boursier ».

Trois députés européens socialistes, Pervenche Berès, Liêm Hoang-Ngoc et Catherine Trautmann, s’inquiètent qu’Eurex « anticipe une spéculation contre la dette française, alors même que les tensions exercées sur les marchés souverains ne cessent de s’exacerber, l’Espagne ayant dû s’acquitter d’un taux usurier de 6 % pour couvrir ses besoins de financement ». Ils refusent « les initiatives d’acteurs financiers privés pariant sur l’accroissement des divergences économiques entre pays de la zone euro », et estiment qu’il est « temps que la démocratie reprenne ses droits face aux innovations des apprentis sorciers de la finance ».

De son côté, Nicolas Sarkozy cherche à tirer profit de la situation. Il suggère qu’une victoire du candidat du Parti socialiste, François Hollande, aurait pour conséquence des attaques contre la zone euro et la dette publique française. Il met aussi en garde contre tout dérapage dans la réduction des déficits publics, agitant le spectre d’une spéculation sur la dette dans le cas contraire.

L’émergence de ces produits dérivés sur les marchés financiers est révélatrice du peu de volonté politique des actuels dirigeants européens de juguler la libéralisation financière. Cette position, à l’origine des crises financières, a conduit au développement de marchés de la dette publique, détenus quasi exclusivement par les grands opérateurs financiers privés (banques, compagnies d’assurances, gestionnaires d’actifs financiers). C’est sur ces mêmes marchés qu’ont été créés des produits financiers hautement ­spéculatifs, comme celui d’Eurex. On peut donc s’attendre à une forte pression sur la dette française dans les prochaines semaines.

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