« Entre Touaregs et islamistes, il y a une incompatibilité de projets »

mali Universitaire spécialiste de l’Afrique, Philippe Hugon analyse le conflit qui oppose les Touaregs au pouvoir central de Bamako affaibli.

Denis Sieffert  • 12 avril 2012 abonné·es

L’histoire des mouvements touaregs est jalonnée de nombreuses révoltes contre le pouvoir central malien. Quels facteurs expliquent les événements actuels ?

Philippe Hugon : Il y a principalement trois raisons. Premièrement, le retour de mercenaires armés qui reviennent de Libye après la chute de Kadhafi, et qui n’ont pas trouvé la possibilité de s’intégrer dans l’appareil d’État malien. Ils sont venus renforcer les mouvements touaregs avec une nouvelle revendication qui est l’indépendance de l’Azawag [vaste territoire situé au nord du Mali, NDLR].

La deuxième raison tient à l’instabilité de la zone, lieu de trafics d’armes et de cocaïne, dans une situation aggravée par des déplacements de migrants. La troisième raison, c’est évidemment que l’armée malienne est très divisée, et affaiblie par une ­mutinerie qui est devenue un putsch. Cette décomposition de l’armée a créé un vide. La conjonction de ces trois facteurs explique que ces événements soient survenus maintenant.

L’alliance entre des mouvements touaregs et les islamistes vous semble-t-elle durable ou purement tactique ?

Je pense qu’elle est liée au contexte. Il y a certes des intérêts communs entre le Mouvement national de libération de l’Azawag (MNLA) touareg et Ansar Dine, et même des connexions avec des katibas (camps de combattants) d’Aqmi (al-Qaïda au Maghreb islamique). Mais les premiers sont des laïcs, et sont, dans le champ religieux, des soufistes mâtinés d’animisme, et ils n’ont rien à voir avec Aqmi, ni même avec Ansar Dine, qui, bien que dirigé par un Touareg, est un mouvement islamiste intégriste partisan de la charia. Il y a une ­incompatibilité de projets et d’idéologies. Mais tout peut évoluer. On n’est pas dans une étanchéité complète.

Cette région du nord du Mali est-elle l’objet de convoitises des Occidentaux pour des raisons économiques ?

La zone dispose potentiellement de réserves pétrolières et minières qui ne sont pas aujourd’hui exploitables, notamment parce qu’il n’existe pas d’oléoduc. Elle ne représente pas une zone d’intérêts stratégiques immédiats, mais peut faire l’objet de convoitises, pas seulement occidentales.

Quel rôle joue la France dans ce conflit ?

La France a toujours eu des liens privilégiés avec les Touaregs. Nos anthropologues ont toujours manifesté beaucoup d’intérêt pour « les hommes du désert ». À tel point qu’à la fin de la IVe République et au début de la Ve, la France a même développé un projet ­d’indépendance. Elle a toujours été accusée par le Mali d’avoir des accointances avec les mouvements touaregs. Malgré cela, l’ancienne puissance coloniale a toujours joué un rôle dans les négociations entre les Touaregs et le pouvoir central à Bamako. Je doute qu’elle puisse y prétendre aujourd’hui, justement pace qu’elle est jugée trop proche des Touaregs.

Naguère, Kadhafi était à la fois celui qui allumait les incendies et celui qui jouait les extincteurs. On peut penser que, dans la crise actuelle, le président burkinabé, Blaise Compaoré, et la Cédéao (Communauté économique d’Afrique de l’Ouest) seront les mieux placés.

Est-ce qu’on ne récolte pas ici le résultat d’une longue politique d’abandon à l’égard des Touaregs ?

Le premier mouvement remonte à 1963. Il y en a eu plusieurs autres depuis. Chaque fois, cela s’est terminé par une terrible répression. Puis des négociations ont abouti à des accords, mais qui n’ont jamais vraiment été respectés. Ce qui peut expliquer un changement dans leur revendication. Les Touaregs demandaient jusque-là que l’on reconnaisse leurs droits d’intégration à l’État, ils voulaient des écoles, des postes dans l’armée. Ils veulent aujourd’hui l’indépendance de l’Azawag. Or, cette zone n’est pas seulement peuplée de Touaregs : il y a aussi des Peuls, des Maures, des Songhaïs. L’espace touareg, tel qu’il se définit, dépasse le territoire du nord du Mali. Il empiète sur d’autres pays [^2]. Si cette indépendance était reconnue, ce serait une véritable boîte de Pandore pour cette région d’Afrique.

[^2]: Sahariens d’origine berbère, les Touaregs sont estimés à 1,5 million de personnes réparties entre le Mali, le Niger, l’Algérie, la Libye, et le Burkina Faso.

Monde
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

Des deux côtés de l’Atlantique, la social-démocratie n’est jamais finie (mais c’est pas jojo)
Analyse 6 juin 2025

Des deux côtés de l’Atlantique, la social-démocratie n’est jamais finie (mais c’est pas jojo)

Les gauches sont bien à la peine à l’échelle mondiale. Trop radicales, elles perdent. Les moins radicales sont diabolisées. Toutes sont emportées dans un même mouvement. Pourtant, dans un monde où les vents de l’extrême droite soufflent fort, la social-démocratie n’a pas encore perdu la partie.
Par Loïc Le Clerc
Avoir moins de 20 ans dans la bande de Gaza
Récit 4 juin 2025 abonné·es

Avoir moins de 20 ans dans la bande de Gaza

Plus de 50 000 personnes au sein du territoire enclavé ont été tuées ou blessées par l’armée israélienne depuis le 7-Octobre. Mais le sort des survivants doit aussi alerter. Privée d’éducation, piégée dans un siège total au cœur d’une terre dévastée, toute la jeunesse grandit sans protection, sans espoir.
Par Céline Martelet
À Gaza, « les enfants sont en train d’être exterminés »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

À Gaza, « les enfants sont en train d’être exterminés »

Khaled Benboutrif est médecin, il est parti volontairement à Gaza avec l’ONG PalMed. La dernière fois qu’il a voulu s’y rendre, en avril 2025, Israël lui a interdit d’entrer.
Par Pauline Migevant
En France, la nouvelle vie des enfants de Gaza
Témoignages 4 juin 2025 abonné·es

En France, la nouvelle vie des enfants de Gaza

Depuis le début de la guerre dans l’enclave palestinienne, les autorités françaises ont accueilli près de cinq cents Gazaouis. Une centaine d’autres ont réussi à obtenir des visas depuis l’Égypte. Parmi ces réfugiés, une majorité d’enfants grandit dans la région d’Angers, loin des bombardements aveugles de l’armée israélienne.
Par Céline Martelet