Eva Joly : « La présidentielle, arme de destruction démocratique »

Eva Joly, qui semble remonter un peu dans les sondages, fustige une campagne qui a occulté l’écologie et qui affaiblit la politique.

Christophe Kantcheff  et  Patrick Piro  • 19 avril 2012 abonné·es

Au terme d’une campagne qui n’aura pas été facile, Eva Joly – c’était manifeste pendant l’entretien qu’elle nous a accordé – garde une détermination intacte. Elle la doit à sa personnalité et à une conviction : elle est la seule candidate à proposer les mesures qui répondent aux exigences écologiques.

Comment jugez-vous la campagne ?

Eva Joly : C’ est « la plus frivole des pays occidentaux », pour reprendre la couverture du magazine The Economist fin mars. En raison des sujets qui ont moussé dans les médias, comme la viande halal ou la réforme du permis de conduire, et des sujets qui n’ont pas été abordés sérieusement – la crise environnementale, financière, sociale. Lors de mon dernier passage sur France 2, j’ai été prioritairement interrogée sur le port du voile, j’ai dû insister pour revenir aux questions écologiques.

Estimez-vous avoir été maltraitée
par les médias ?

Le rôle des journalistes à mon égard pourrait un jour faire le sujet d’une étude. J’ai été abondamment sollicitée sur des questions périphériques, telles que les rares critiques venues du camp écologiste. Et nul ne relève que j’ai rempli les salles comme personne auparavant chez les Verts. Nous n’avons jamais distribué autant de tracts. Il existe un angle noir dans la manière dont ma campagne a été couverte. Certains médias m’ont prise pour cible permanente comme si le fait d’être une femme âgée binationale et pas une professionnelle de la politique me délégitimait.

Comment appréciez-vous votre prestation ?

Il faut être réaliste. Jamais une présidentielle écologiste n’a été menée avec aussi peu de moyens – 1,3 million d’euros de dépenses, trois fois moins qu’en 2002 – et de personnes. Tout cela n’a tenu que par le dévouement indéfectible d’une petite équipe. Dans ce contexte, j’estime avoir fait une belle campagne.

Vous êtes d’origine ouvrière, un trait sur lequel vous restez discrète. N’êtes-vous pas trop souvent sur la retenue ?

Je m’adresse plus à l’intelligence des personnes qu’à leurs tripes, ce qui n’est pas ce que l’on semble attendre des candidats dans une campagne présidentielle de la Ve République, que je trouve terriblement démodée… J’ambitionne de faire changer les choses, de redonner la main aux citoyens, d’exiger la transparence et l’égalité. Les lecteurs de Politis ont le choix : soit faire de la politique autrement est possible, et c’est ce que j’ai tenté en montrant la complexité de la politique, soit la voie de la simplification, des slogans faciles et sans lendemain ! La présidentielle est devenue une arme de destruction massive de la démocratie et de la politique.

Comment expliquez-vous que
les questions d’écologie aient été marginalisées à ce point ?

C’est très choquant pour moi, de même que l’indifférence face à l’affaire Bettencourt et les graves présomptions de financement illégal de la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy. Tout est sur la table, nous connaissons les menaces par le menu – le dérèglement climatique, la catastrophe de Fukushima… –, mais ces évidences semblent sans importance. Comment les dirigeants peuvent-ils être aveugles à ce point ? Cela me révolte !
En 2007, ces problèmes étaient
au centre des débats…

Un mouvement avait émergé au sein de la société civile. Mais il a été récupéré et il n’en reste pas grand-chose aujourd’hui. Regardez le Grenelle de l’environnement : il devait engager à une réduction de 50 % des pesticides, nous ne respectons même pas les directives européennes en la matière !

Mon regret est de ne pas être parvenue à me faire entendre. L’explication dépasse ma parole et ma propre personne. Des mécanismes psychiques collectifs font barrage. La crise joue un rôle important, elle brouille les repères. Nous vivons une période de régression identitaire.

Ce constat d’impuissance n’incite-t-il pas à revoir les stratégies ? Des militants verraient d’un bon œil qu’Europe Écologie-Les Verts et le Front de gauche se parlent…

Il faut que les forces de gauche s’unissent, mais sur la base d’un projet. Le Front de gauche serait évidemment le bienvenu. Nous sommes largement d’accord sur le diagnostic : l’indécence du monde de l’argent, le rôle majeur du système financier, les mécanismes de la pauvreté… Jean-Luc Mélenchon fait rêver la gauche, et sa campagne est très belle. Cependant, je la crois dangereuse, parce qu’elle suscite des espoirs qu’elle ne pourra pas tenir. Et nos programmes présentent des différences très profondes.
Sur l’Union européenne, dont je suis une partisane convaincue : c’est le seul cadre possible de résolution des crises. Il faut élaborer une politique fiscale commune, mener ensemble la lutte contre la fraude et les paradis fiscaux…

Vous avez voté pour le traité européen en 2005. N’est-ce pas contradictoire ?

Je ne crois pas. C’est au sein de l’Union qu’il faut mener bataille. Je préconise un nouveau traité européen de solidarité que nous signerions à Athènes. Il permettrait à la Banque centrale européenne de prêter directement aux États. Aujourd’hui, seules les banques privées le peuvent, et à un taux de 1 % qui leur assure une rente – 5 % en Espagne, par exemple ! Dans ce cadre, il faudrait interdire aux banques de distribuer des dividendes et des bonus.
Plus largement, je dénonce la politique d’austérité et l’approche comptable européenne en vigueur, qui pèsent sur les plus modestes. Tous les plans de redressement fondés sur l’austérité échouent actuellement, en Grèce, en Espagne… Je veux pour l’Europe une politique de relance et d’espoir, avec de grands projets : plus d’autonomie, passer aux énergies renouvelables, sortir du nucléaire.

Que pensez-vous de la planification écologique du Front de gauche ?

Je ne vois pas ce que Jean-Luc Mélenchon veut dire. Et puis il s’agit d’une planification d’inspiration jacobine et centralisatrice. Or je crois à une plus grande autonomie régionale, à la reconnaissance des cultures et des différences locales. L’écologie doit partir des territoires, ce n’est pas une politique pilotée d’en haut. Cette rhétorique me semble surtout destinée à éluder l’attachement communiste au productivisme. Nous verrons bien, dès juin prochain, comment les députés du Front de gauche voteront sur les grands projets que nous combattons, comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, par exemple… Et puis cette planification écologique, c’est pour quand ? Notre programme, c’est pour tout de suite, comme la sortie du nucléaire, qui serait achevé en vingt ans. Voilà de la planification écologique.

Si vous aviez à résumer pour les électeurs les raisons de glisser votre bulletin dans l’urne ?

Qu’ils votent avec leur intelligence et leur cœur, pour leurs enfants et petits-enfants, pour leur santé, la qualité de l’eau et de l’air. Je suis la candidate qui défend leur avenir.

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