Keynes ne suffira pas

Cédric Durand  et  Danièle Obono  • 17 mai 2012 abonné·es

À plus d’un demi-siècle de distance, la lucidité de Keynes contraste avec l’aveuglement des dirigeants européens. Enferrés dans une course à l’austérité aussi vaine que cruelle, ils ont oublié sa leçon principale : non, le capitalisme n’est pas capable de s’autoréguler.

Trois idées essentielles avancées par Keynes font particulièrement sens aujourd’hui. Premièrement, dans un contexte de crise, les politiques d’austérité ne font qu’aggraver le mal. On le constate alors que l’Europe plonge dans la dépression. Deuxièmement, les inégalités et, en particulier, les revenus de la finance, plombent la dynamique économique, il convient donc d’« euthanasier les rentiers ». Troisièmement, l’ajustement des déséquilibres commerciaux ne doit pas reposer sur les seuls pays déficitaires, au risque d’aggraver la situation macroéconomique. Or, en arrière-fond de la crise actuelle de la zone euro, se trouvent des déséquilibres commerciaux : l’ajustement repose sur les seuls pays périphériques déficitaires étranglés par leur endettement, tandis que des pays excédentaires, au premier rang desquels l’Allemagne, refusent de renoncer à leurs surplus. Cette voie ne peut conduire, in fine, qu’à l’éclatement de la zone euro.

Mille fois préférable aux politiques économiques criminelles suivies, l’option keynésienne passerait par un desserrement de la contrainte de la dette grâce à une garantie illimitée des dettes publiques par la banque centrale.
Cette garantie permettrait de rompre le cercle vicieux taux d’intérêts élevés/austérité/récession, et d’arrêter les coupes claires dans les budgets publics. En parallèle, une politique de hausse des salaires particulièrement forte dans les pays excédentaires contribuerait à réduire les écarts de compétitivité et pourrait nourrir une relance européenne plus équilibrée. Elle serait renforcée par une réforme fiscale drastiquement redistributive et une mise au pas de la finance.

Les obstacles politiques qui s’opposent à un tel scénario sont immenses, tant les dogmes néolibéraux sont incrustés dans le génome des institutions européennes et la finance arc-boutée sur ses privilèges. Et même si les peuples parvenaient à les écarter, l’option keynésienne apparaîtrait comme un palliatif décevant. La crise européenne est la manifestation aiguë d’une grande crise du capitalisme, qui met en cause la dynamique même de son développement.

En cause, le déclin régulier de la vitalité des économies capitalistes avancées depuis trois décennies. L’un des économistes marxistes contemporains les plus importants, Robert Brenner, montre que, cycle après cycle, l’investissement ralentit parce qu’il devient de moins en moins profitable. Avec l’industrialisation rapide du monde au cours du dernier demi-siècle, les capacités de production excédentaires se sont multipliées dans toutes les industries clés. Ce constat peut sembler étrange vu les profits insolents affichés par les grandes entreprises, en Europe comme aux États-Unis. Mais le paradoxe n’est qu’apparent. Les profits extravagants ne proviennent pas seulement d’une détérioration de la position des salariés ; les marges gagnées sur les prix des intrants grâce aux délocalisations et les multiples aides et baisses de la fiscalité consenties par les gouvernements ont bien plus compté pour la profitabilité des grandes firmes que les retours sur les investissements productifs. En parallèle, à mesure que les profits escomptés des investissements productifs reculent, les prétentions à des revenus futurs via les placements financiers s’accumulent. Financiarisation, mondialisation et désindustrialisation ont partie liée avec la crise.

L’épuisement de la dynamique industrielle n’est pas seul en cause. Keynes avait pressenti les bouleversements qu’impliquerait l’éloignement de l’empire de la nécessité dans des sociétés développées devenues opulentes : « L’amour de l’argent pour lui-même sera reconnu pour ce qu’il est : une sorte de morbidité dégoûtante. » Si pourtant la misère matérielle persiste et s’aggrave, sont dorénavant en cause les inégalités, tout autant qu’un mode de construction des besoins entièrement soumis aux impératifs du profit : certains manquent toujours d’un logement, tandis que des départements marketing hypertrophiés s’arrachent notre attention. S’interroger sur l’utilité et la qualité de ce que produit l’activité économique devient la question principale.

Au cours du XXe siècle, l’élévation collective du niveau de vie matérielle – plutôt que la démocratie économique – s’est affirmée comme l’enjeu central des luttes syndicales, laissant la porte ouverte à l’essor du consumérisme individuel. Face aux dévastations de l’austérité, la tentation d’un retour au jeu de miroir, typique des années d’après-guerre, entre macroéconomie keynésienne et hausse du pouvoir d’achat, est forte. Il serait suicidaire d’en rester là. Pour l’heure, l’exigence n’est pas de relancer la folle machine, mais de construire des instruments collectifs pour redéfinir ce que sont des standards de vie désirables. Construire une planification démocratique et décentralisée de cette grande transition sociale et écologique, telle est la réponse à apporter à la crise.

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