À contre-courant / La nature, nouvelle frontière du capitalisme

Jean Gadrey  • 12 juillet 2012 abonné·es

Le capitalisme financier est en crise profonde. Dans son aveuglement, il distingue des planches de salut vertes et il sait que des contraintes écologiques fortes se profilent. Comment transformer ces contraintes en opportunités ? Trois stratégies sont mises en œuvre. La première est celle de l’appropriation élargie des ressources naturelles existantes ou à découvrir : ressources du sol, des terres, de la biomasse, du sous-sol (minerais, sables bitumineux, gaz de schiste, forages en eau profonde), des océans (en eau potable), des pôles, des forêts… Il s’agit de monter d’un cran dans l’exploitation rentable de ces ressources jugées indispensables à la prolongation de la croissance, de l’avidité consumériste, du « mode de vie occidental ». C’est une sorte de nouvelle conquête de l’Ouest.

La deuxième stratégie est celle de l’artificialisation et de l’industrialisation de la nature. Bien au-delà du cas des OGM, sont concernées toutes les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives) permettant « d’avancer » dans l’artificialisation, y compris celle des êtres humains. Le rapport édifiant « Qui contrôlera l’économie verte ? » du think tank canadien ETC Group montre comment les plus grandes entreprises énergétiques et chimiques du monde s’appuient notamment sur la biologie de synthèse pour transformer, avec des micro-organismes brevetés, la cellulose extraite de plantes en carburants, produits chimiques, plastiques, fibres, produits pharmaceutiques ou même aliments.

La troisième stratégie vise à créer des marchés et des marchés financiers pour des fonctions techniques remplies par la nature, ou « services écosystémiques ». C’est plus subtil mais pas moins grave. La nature nous rend bien des « services » (séquestrer des émissions de gaz carbonique, filtrer des eaux, polliniser des plantes, recycler des nutriments…) sans qu’on s’en rende toujours compte… tant que cette « production » n’est pas menacée ou tant qu’elle est gratuite. Le capital financier a compris que, puisqu’il y a menace et risque d’épuisement de ces services, il y a une opportunité de faire payer, pour peu que des droits de propriété soient instaurés et qu’on définisse des unités de services échangeables. En plus, nous dit-on, ce serait une très bonne chose pour les pays et les peuples du Sud, qui ont tant de services à proposer via leurs immenses ressources de forêts, de biodiversité ou de terres arables.

Le dispositif ? Il faut, comme avec l’invention des manufactures, découper la nature en « ateliers fonctionnels » – à l’opposé de la dynamique des écosystèmes, qui par définition ne se découpent pas –, chacun produisant un service mesurable et monnayable, avec des droits de propriété dignes de l’Ancien Régime et des contrats de fermage ou de métayage à bas prix pour ceux qui « produisent » ces services. Et, surtout, avec des rentes pour les nouveaux « propriétaires fonciers » ayant acquis les droits et pouvant les revendre. Il faut créer de toutes pièces d’abord un marché de ces services, puis des marchés dérivés pour qu’on puisse spéculer sur ces cours nouveaux. Cela ne vous rappelle pas la crise des  subprimes  [^2] ?

[^2]: Voir le livre d’Attac La nature n’a pas de prix , éd. Les liens qui libèrent.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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