En Libye, « il y a un pouvoir de façade, et un pouvoir réel »

Patrick Haimzadeh, analyse ici les événements survenus ces derniers jours à Benghazi et à Tripoli.

Denis Sieffert  et  Florent Lacaille-Albiges  • 27 septembre 2012 abonné·es

Ancien diplomate, en poste en Libye de 2001 à 2004, Patrick Haimzadeh décrit les tensions qui traversent la société libyenne, obligée de s’organiser localement en raison de l’absence d’État. Selon ce spécialiste de la Libye et du monde arabe, si les salafistes d’Ansar al-Charia bénéficient de soutiens dans les ministères, ils rencontrent parfois une résistance parmi la population.

Après l’attaque contre le consulat américain de Benghazi, c’est le siège de la milice islamiste Ansar al-Charia qui a été attaqué. Comment interprétez-vous ces événements ?

Patrick Haimzadeh : Rappelons d’abord que les gens d’Ansar al-Charia ont joué un rôle dès le début de l’insurrection en février 2011. Même si, à l’époque, on ne voulait pas les voir, il y avait des djihadistes et des salafistes parmi les insurgés. Ils ont contribué à militariser le mouvement, et ils ont constitué des enclaves territoriales. Face à l’absence d’armée nationale, ils ont pris un certain nombre de postes au ministère de l’Intérieur et de la Défense, assurant des fonctions régaliennes, parfois même mandatés par les autorités. À Benghazi, ils avaient un rôle de protection de l’hôpital. Ils ont aussi contribué à nettoyer la ville alors que les services publics étaient déficients.

Qui est à l’origine des violences, et pour quel enjeu ?

Je dissocierai trois choses. Premièrement, les attaques contre les intérêts occidentaux qui ont été revendiquées par le groupe des partisans du cheikh Omar Ben Ahmane. Deuxièmement, ce qui s’est passé au consulat américain le 11 septembre. Là, il y a eu un mouvement avec une partie de la population et des membres d’Ansar al-Charia. Dans la confusion, certains ont pris d’assaut l’ambassade et y ont mis le feu. Ce n’était pas organisé, c’était confus. D’ailleurs, on a vu des photos de gens qui sortent l’ambassadeur pour essayer de lui venir en aide… Et Ansar al-Charia a dénoncé cette attaque. Troisièmement, il y a eu des actions contre les symboles d’un islam qui n’est pas l’islam originel prôné par les salafistes. Et Ansar al-Charia revendique ces actions contre des tombes maraboutiques, des mausolées soufis et des cimetières. Mais, il y a trois semaines, les habitants d’un village à côté de Benghazi ont résisté. Ils ont défendu des tombes les armes à la main. Il y a eu des morts des deux côtés, et les salafistes sont partis. Dans d’autres endroits, cela s’est résolu par la négociation. Les Libyens s’organisent assez bien au niveau local et compensent l’absence d’État, ce qui était déjà le cas sous Kadhafi. Finalement, le niveau de violence est assez bas.

Que s’est-il passé vendredi 21 septembre à Benghazi ?

L’immense majorité des Libyens ne soutient pas le salafisme. Ce qui s’est passé est assez classique. Il y a un appel à manifester. Les gens viennent en armes et ça dégénère. Et ça s’est fini par des combats. Ansar al-Charia est parti, ça a limité le nombre de victimes. Mais, avec le soutien que la milice a dans les ministères, on va voir comment ça évolue. Les mots d’ordre de fermeté du gouvernement restent déclamatoires, à destination de l’opinion. Ce n’est pas la première fois qu’il demande le démantèlement des milices. Mais il existe aussi une société civile qui se met en place. À Tripoli, en réaction à ces événements, le Conseil supérieur de sécurité a voulu faire preuve de fermeté et s’en est pris à des milices assez secondaires, qui n’étaient pas forcément salafistes. Les têtes de ce Conseil supérieur de sécurité sont plutôt proches des salafistes nationalistes.

Quel est le climat général dans le pays ?

On n’est pas encore dans des débats démocratiques. Les choses se règlent pour l’instant dans la rue. Il y a un découplage entre la logique institutionnelle des élections et le terrain. Les gens ont voté majoritairement pour Mahmoud Jibril, un laïc, et les Frères musulmans ont fait un score inférieur. Mais le président de l’Assemblée et le Premier ministre ne sont pas issus de la coalition de Mahmoud Jibril, ils ont accédé à ces postes grâce aux Frères musulmans. L’attente démocratique est pour l’instant déçue. L’appareil d’État est comme juxtaposé à ceux qui ont le monopole légal de la violence : les milices, le Conseil supérieur de sécurité et certains personnages au ministère de la Défense. Ceux-là détiennent aujourd’hui un embryon de pouvoir militaire. Le poids réel des hommes politiques n’est pas important. Il y a un pouvoir de façade et un pouvoir réel. Et il y a une porosité idéologique entre les milices et l’armée. Dans la rue, le poids du rigorisme se fait sentir. Il est aggravé par un sentiment d’impunité. Personne n’interviendra pour faire respecter la loi si on se fait bousculer par des jeunes salafistes. La parole est certes libérée, mais il y a une déception. Beaucoup disent  : « Il faudrait une nouvelle révolution. »

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