Mots de tête

Avec l’Hôpital , l’oeuvre méconnue mais essentielle du Marocain Ahmed Bouanani refait surface.

Anaïs Heluin  • 29 novembre 2012 abonné·es

Enfermé dans sa carcasse moribonde, emmuré dans des pensées intransmissibles, le narrateur à la première personne de l’Hôpital, du Marocain Ahmed Bouanani (1938-2011), fait tourner les mots en rond dans sa caboche cabossée. Un rythme précipité, un mélange de couleurs exaltées et de teintes dépressives en résultent et débouchent sur une perte de tous repères, géographiques autant qu’historiques. C’est que le penseur lunatique est enfermé depuis une durée indéterminée dans un hôpital aux règles rigides mais à la raison d’être on ne peut plus floue.

Mouroir pour malades incurables, asile pour subversifs remontés contre le pouvoir ou simple hôpital pour tuberculeux pareil à celui qu’a fréquenté quelque temps l’auteur lui-même ? Un peu tout cela, sans doute. Et aussi métaphore des difficiles conditions de création et de diffusion au Maroc, qui valurent à Ahmed Bouanani l’oubli presque total de son œuvre littéraire et cinématographique. Le narrateur est écrivain. De quoi il parle, de quelle manière, nous n’en aurons aucune idée : la torpeur qui l’entoure a bien plus de densité que ses romans ou poèmes composés, dirait-on, à une époque lointaine, presque oubliée lorsque se déverse le flux verbal de l’Hôpital. Publié au Maroc en 1990, ce court roman est d’ailleurs lui aussi resté longtemps prisonnier d’une apathie, celle des milieux culturels marocains. Aussi peut-on voir dans la bande de «   fous remontant à la surface de l’oubli, en djellaba, en jean, en haillons, torse nu, biceps et poitrail en avant, gonflés comme des pains de sucre » que côtoie l’écrivain maudit une métaphore de la mollesse d’une société. À la fois victime et symbole de la décadence de cette dernière, les patients de l’asile-hôpital, tous plus délurés les uns que les autres, passent leur temps à attendre la mort comme on court après une chimère.

Pour se divertir, ils s’inventent sans y croire des passés glorieux, des passions à la Lol V. Stein, de Marguerite Duras, construites autour d’un vide à combler à tout prix. Traversée onirique des stratégies de contournement du temps et de la douleur, le récit révèle l’air de rien les issues de secours encore cachées dont dispose le peuple marocain. Et si celles-ci flirtent avec la folie, c’est que, dans l’éloignement de la pensée dominante, réside l’unique espoir de lendemains meilleurs. Très imagée, superbement analogique, l’écriture d’Ahmed Bouanani en témoigne avec force.

Littérature
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