Dans le port de Marseille y a des marins qui pleurent

Abandonnés par un armateur ruiné, des équipages entiers se retrouvent livrés à eux-mêmes. Pour survivre, ils ne peuvent alors compter que sur la générosité des associations et de leurs compatriotes.

Fériel Alouti  • 31 janvier 2013 abonné·es

Depuis que le médecin lui a prescrit des tranquillisants, Fernando Barbosa pleure beaucoup moins mais n’a toujours pas retrouvé le sommeil. «   Cette situation est si stressante. Je ne dors plus, je suis épuisé   », se plaint-il, dans un anglais approximatif. Le marin portugais de 62 ans occupe le poste de cuisinier, à bord du Penafiel. Ce cargo de 90 mètres, immatriculé à Madère, est immobilisé depuis le 29 août dans le port de Marseille. En cause, les finances désastreuses de l’armateur portugais Naveiro, qui doit désormais plusieurs dizaines de milliers d’euros au port autonome de Marseille. Une somme qui comprend notamment les frais de stationnement, évalués à 900 euros par jour, et le carburant. Résultat, l’armateur a totalement abandonné le Penafiel et ses sept membres d’équipage.

D’origine russe, portugaise ou cap-verdienne, les marins ont vécu pendant près de sept mois sans être payés. «   On vient de toucher une partie de notre salaire, mais il nous manque encore deux mois. Toutes les semaines, l’armateur promet de nous payer, raconte Pedro Silva, lui aussi d’origine portugaise. Tant que je n’aurai pas mon argent, je ne rentrerai pas chez moi. » Comme lui, les autres marins attendent d’avoir touché l’intégralité de leur salaire avant de quitter la cité phocéenne. Aujourd’hui, ils réclament aussi une compensation financière. «   Ça fait des semaines que je ne ferme pas l’œil, mon cerveau est sur le point d’exploser. C’est normal de demander un dédommagement   », s’énerve Pedro. L’Association marseillaise d’accueil des marins (Amam) a été la première à porter assistance à l’équipage du Penafiel. « On leur a donné des cartes de téléphone pour appeler leur famille, des vêtements, des produits de première nécessité et une machine à laver   », explique Gérard Pelen, président de l’association. Dans le cas où les marins ne reçoivent plus leur paie, l’Amam pioche dans son fonds de solidarité pour faire des dons ou des avances sur salaire. Mais l’association n’utilise cet argent qu’en cas « d’extrême urgence » car elle « sait bien [qu’elle] ne sera jamais remboursée par l’armateur ». Pour la nourriture, l’équipage a pu récupérer les vivres abandonnés à bord des paquebots de croisière Princess Danae e t Athéna, eux aussi lâchés par un armateur indélicat. Pour le reste, les marins déclinent souvent l’aide de l’association. « Le soir, ils ne veulent pas venir au foyer parce qu’ils n’ont pas d’argent et refusent qu’on leur offre une bière ou des biscuits   », raconte Marc Feuillebois, directeur de l’Amam. Ce n’est pas le premier équipage à se retrouver abandonné dans le port de Marseille ; à chaque fois, c’est le même scénario : un armateur en faillite, un navire saisi par les créanciers et des marins laissés en plan. «   L’association a été créée en 1994. Depuis, quatorze bateaux ont été bloqués   », indique Gérard Pelen. Cet ancien officier de la marine marchande se souvient du premier cas, en juin 1995. L’équipage de l’ Africa est resté cinq mois dans l’attente. «   J’ai passé des matinées entières avec le commandant. Il pleurait pendant des heures. Ces marins-là n’ont jamais revu leur armateur   », se souvient-il.

Plus récemment, le Princess Danae et l’ Athéna ont aussi défrayé la chronique. En septembre dernier, ils sont frappés d’une saisie conservatoire émise par les créanciers français et étrangers de l’armateur australien. Après avoir finalement reçu leurs arriérés de salaire, les 420 marins ont pu rejoindre leur famille. Les paquebots sont depuis amarrés à quelques mètres du Penafiel, le long de la digue du Large, désormais reconvertie en « quai de l’oubli ». Selon Gérard Pelen, l’abandon est bien plus fréquent en Europe que dans le reste du monde car « les armateurs savent que les agents du port vont continuer à s’occuper de l’équipage et du navire. C’est arrivé en Algérie, je peux vous assurer que les marins crevaient la dalle ». Effectivement, depuis cinq mois, l’agent maritime M&B, en charge du Penafiel, continue à remplir sa mission auprès du porte-conteneurs. «   J’approvisionne le cargo en eau et en électricité, et je transmets à l’équipage les nouvelles quand j’ai l’armateur au téléphone   », indique Alain Massol, directeur de l’agence.

Malgré ce soutien, les journées sont longues à bord du Penafiel. Seul Fernando Barbosa trouve régulièrement la motivation pour marcher jusqu’au Vieux-Port et Notre-Dame-de-la-Garde. Le reste de l’équipage compte sur l’ordinateur et la télé pour rompre l’ennui et le stress. «   Quand vous êtes marin et que vous vous retrouvez bloqué sur votre bateau, vous n’osez pas rentrer chez vous sans votre salaire. Vous ne voulez pas perdre la face devant votre famille », estime Gérard Pelen. Aristide Andrade, censé s’occuper de l’entretien du cargo, a bien pensé rentrer chez lui, au Cap-Vert. «   Je l’ai dit à un de mes amis, il m’a répondu que j’étais fou et que, de toutes les manières, je ne trouverais jamais de travail.  » Ne pas recevoir de salaire pendant de longs mois a eu de graves conséquences sur la famille du marin. Son fils de 22 ans a dû interrompre ses études. « Je n’avais plus d’argent pour payer les frais de scolarité », explique-t-il, le regard perdu. La situation de ce Cap-Verdien ne semble pas avoir ému son consulat. «   Il ne m’a jamais contacté. Il se fiche complètement de moi   », explique le marin. Contacté par téléphone, Christophe Bastide, consul honoraire du Cap-Vert à Marseille, élude la question : « C’est le consulat du Portugal qui m’a informé de la situation il y a quelques jours. J’attends ses retours. Je n’ai pas d’autres informations à vous communiquer.  » Les marins portugais bénéficient davantage de soutien de la part de leurs compatriotes. Le consulat a même fait venir leurs familles pour Noël. Il faut dire qu’un reportage réalisé par une télévision portugaise a suscité une vive émotion au sein de la diaspora. D’autres navires peuvent rester bloqués plusieurs années. C’est le cas de l’ Atlantic Star, doyen de cette flotte immobile. Ce paquebot de 240 mètres a touché la cité phocéenne le 6 août 2009 pour ne plus jamais en repartir. Faute de contrat, l’armateur a dû immobiliser ce navire de croisière. Contrairement à ceux du Penafiel, les 90 membres de l’équipage sont toujours payés pour entretenir la machine. Mais les jours de l’ Atlantic Star sont désormais comptés. Mis en vente il y a plusieurs mois, le paquebot semble trop vieux pour trouver un repreneur.

Tandis que le commandant passe ses journées en jogging, les membres de l’équipage s’occupent du navire. Le soir, ils sont nombreux à se rendre au foyer de l’Association des marins. À chaque fois, c’est le même rituel. Changer de l’argent, commander un en-cas et réserver un ordinateur. Pour Kevin Bargues, d’origine guatémaltèque, travailler à bord de l’ Atlantic Star n’est pas « intéressant ». « Comme il n’y a pas de passagers, il n’y a pas de pourboires. Une fois mon contrat terminé, je changerai d’employeur », dit-il. Les marins du Penafiel aimeraient bien pouvoir tourner aussi facilement la page. Surtout que, contrairement à l’ Atlantic Star, leur cargo, en très bon état, ne demande qu’à naviguer.

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