Banalité du mal

Hannah Arendt ne s’est pas livrée à une comparaison des niveaux de responsabilité, elle a interrogé la notion même de responsabilité.

Denis Sieffert  • 16 mai 2013 abonné·es

Et si on parlait d’autre chose, en attendant l’incontournable conférence de presse de François Hollande, jeudi ? Et si, au moment où s’ouvre le Festival de Cannes, on parlait cinéma ? Histoire de partager quelques impressions après avoir vu le film que Margarethe Von Trotta a consacré à Hannah Arendt. Il se peut que ce ne soit pas le chef-d’œuvre du siècle, mais la cinéaste a su éviter les facilités d’une biographie forcément anecdotique. Et elle a réussi, me semble-t-il, à restituer les termes d’un débat philosophique complexe. On sait combien le concept de « banalité du mal » forgé par Hannah Arendt, en 1962, dans son compte rendu du procès du criminel nazi Adolf Eichmann, a été l’objet de controverses. Il lui a valu, à l’époque, d’être violemment attaquée par l’opinion israélienne et une partie de la communauté juive américaine.

Les contempteurs de la philosophe auraient voulu qu’elle décrive Eichmann comme un monstre, et spécialement, un monstre d’antisémitisme. C’est cette double singularité du criminel et des victimes que le discours officiel israélien, plus encore que juif, a voulu imprimer dans la mémoire collective. Il faut dire que le contexte rendait inaudible tout autre point de vue. Au moment du procès, nous étions seize ans après la fin de la guerre, et le mouvement sioniste écrivait l’histoire à sa guise, bien plus préoccupé d’asseoir les bases idéologiques d’Israël que de délivrer la vérité. Avec témérité, et sans précautions excessives, Arendt a pris le contre-pied. Elle a, au contraire, souligné la banalité d’un personnage qui avait abdiqué de tout sens moral, et qui se vivait comme un rouage dans une chaîne de commandement bureaucratique. Un minable plutôt qu’un monstre. Un homme qui, littéralement, ne pensait pas. Arendt a montré que c’est le système qui permet à l’individu, avec son lâche consentement, d’abolir en lui toute notion de Bien et de Mal. Le « système », voilà peut-être le maître mot. Le système nazi était sans aucun doute le pire de tous. Mais il en existe tant d’autres, aux finalités heureusement moins tragiques, qui cependant nous engluent dans des logiques devenues invisibles, et qui semblent avoir été inventés pour nous dispenser de penser.

C’est ainsi qu’il faut entendre le mot « banal » qui a été à l’origine du contresens. Beaucoup ont cru qu’il atténuait la culpabilité d’Eichmann. Ce n’était évidemment pas le cas. Il pose la question de la responsabilité individuelle dans un système totalitaire, mais aussi dans toute chaîne de décision autoritaire. Le grand mérite d’Hannah Arendt est d’avoir universalisé les enseignements du génocide face à un discours officiel qui voulait exclusivement lui conférer un caractère d’exception. C’est au nom de cette logique qu’elle a regretté qu’Eichmann ne fût pas accusé de crime contre l’humanité, mais contre le « peuple juif ». Poursuivant la même démonstration, la philosophe est allée jusqu’à dénoncer le rôle des Judenräte, les conseils juifs créés par les nazis pour leur servir d’intermédiaire avec la population des ghettos. Eux aussi étaient pris dans une logique infernale de gestion et d’exécution d’ordres, qu’évidemment ils réprouvaient. On peut comprendre cependant que cette dernière accusation ait pu choquer. Mais, encore une fois, Hannah Arendt ne s’est pas livrée à une comparaison des niveaux de responsabilité, elle a interrogé la notion même de responsabilité. Pour les crimes les plus ignobles comme pour les plus petites lâchetés, les nôtres. C’est la force de son message. Le film de Margarethe Von Trotta a le mérite d’inciter à lire le compte rendu que la philosophe publia dans The New Yorker  [^2]. Et de voir ou de revoir le film d’Eyal Sivan et Rony Brauman, le Spécialiste. Si Eichmann n’est pas un monstre, alors libre à chacun d’étendre la réflexion à d’autres situations comme il s’en présente tant dans nos vies.

L’actualité n’est pas avare de circonstances dans lesquelles il faudrait savoir désobéir, rompre les rangs, s’indigner. Où la révolte contre un système, quel qu’il soit, devient un impératif moral. Où il faut refuser le raisonnement pétainiste, celui de Papon par exemple, selon lequel si on n’accomplit pas soi-même la « tâche » ignoble, un autre l’accomplira. C’est aussi bien l’employé de banque qui ne veut pas être complice d’évasion fiscale, que le préposé du service des eaux qui refuse de couper le robinet à une famille démunie, ou nos lanceurs d’alerte. C’est le refus de l’objecteur de conscience ou du déserteur, quand celui-ci est mû par un impératif moral. C’est le refus du lynchage, ou du racisme anti-Roms, par exemple. Et si l’on osait étendre la leçon à notre vie politique d’aujourd’hui, ce pourrait être le refus d’un gouvernement de gauche d’obtempérer aux ordres d’une commission bureaucratique qui veut le contraindre à pratiquer une politique contraire à la volonté du peuple. L’Europe de Maastricht aussi est un système. Mais je vous avais promis que l’on parlerait d’autre chose…

[^2]: Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal , Gallimard, 1991. On doit lire aussi à propos du procès Eichmann et d’Hannah Arendt, Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?, d’Ivan Segré, Lignes, 2009.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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