Bioéthique : les lobbies en embuscade

De puissants intérêts financiers poussent aujourd’hui les pouvoirs publics à faire sauter certains tabous. Avec des risques réels, au point de diviser le camp des progressistes.

Ingrid Merckx  • 30 mai 2013 abonné·es

Concours de circonstances ou volonté politique : la fin de vie, la recherche sur l’embryon et l’assistance médicale à la procréation se retrouvent au calendrier 2013 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), de l’Assemblée, du Sénat et de l’Élysée. Si le débat évolue constamment et nécessite des mises au point régulières, il est piégé par des non-dits sur les intérêts économiques et gestionnaires en jeu.

Fin de vie

« Il est temps d’agir et de légiférer courageusement ! », décrétaient douze députés écolos dans une tribune le 19 avril ( Libération ). Ils publiaient ainsi la position officielle du groupe, deux jours après la proposition devant l’Assemblée du député Jean Leonetti, visant à faire évoluer sa loi du 22 avril 2005 sur la fin de vie. Cette loi ne suffit pas. Et le rapport Sicard, remis au président de la République le 18 décembre 2012, est « trop timide » selon eux. « Nous considérons simplement que tous les individus sont différents, que leurs convictions et leurs aspirations sont différentes, et donc que leurs volontés sont différentes, expliquent-ils. Si nous voulons répondre à leurs attentes, il faut leur offrir le choix. Le choix entre les soins palliatifs, l’euthanasie active ou le suicide assisté.  […] C’est pourquoi nous souhaitons la légalisation de l’euthanasie active et du suicide assisté ! » L’ensemble des écolos-députés du groupe, soit dix-sept parlementaires, n’a pas signé. Preuve soit d’un désaccord, soit d’une volonté de prendre le temps de la réflexion. Mais ce temps se raccourcit : l’avis du CCNE sur la fin de vie est attendu pour la mi-juin. Le projet de loi devrait être discuté dans la foulée. La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap) tente de faire entendre que la loi de 2005 reste mal appliquée. Quel serait l’intérêt d’une nouvelle loi si la précédente n’a pas fait ses preuves ? Pour combien de patients la loi actuelle est-elle insuffisante ? Les cas suisse et belge – où l’on discute actuellement de savoir si l’on peut autoriser l’euthanasie pour les mineurs ou les handicapés – sont-ils exemplaires ? Autoriser avec des garde-fous est-il préférable à interdire avec des exceptions ? Si l’on se réfère au coût d’un patient en fin de vie – douze jours d’hôpital, par exemple, s’élèvent à 6 366,45 euros  –, comment mesurer, dans une société ultralibérale, l’éventuelle pression pour se hâter vers la sortie ? « La légalisation de l’euthanasie, en Belgique par exemple, a entraîné un développement des soins palliatifs », plaident les douze députés écolos dans une tribune. Combien de Français envisagent d’effectuer leur dernier voyage chez nos voisins ? Qu’est-ce qui bloque la loi de 2005 ? Et pourquoi les « directives anticipées » tardent-elles à s’installer ? Alors qu’il s’agit simplement pour chacun d’indiquer par écrit la manière dont il souhaite finir ses jours…

Recherche sur l’embryon

En France, la bioéthique, qui régit la recherche médicale, est encadrée par des lois révisables tous les cinq ou sept ans. La dernière date du 7 juillet 2011. Les principes évoluent dans le temps et en fonction des personnes mais servent de référence.

● -États généraux : la loi de bioéthique du 7 juillet 2011 prévoit que les réformes de bioéthique doivent être précédées de débats publics. Ceux-ci doivent être organisés par le Comité d’éthique après avis des parlementaires.

● -Le respect des droits de l’homme.

● -Le respect de la dignité de la personne humaine, impliquant la non-disponibilité du corps humain : remis en cause par la liberté de disposer de son corps.

● -L’autonomie de la personne, impliquant l’obligation du consentement libre et éclairé pour toute intervention : mais comment recueillir le consentement ?

● -La non-commercialisation du corps humain et de ses organes ou produits : pas de publicité ni de paiement.

● -La gratuité et l’anonymat : l’anonymat du donneur de gamètes est remis en cause par le « droit à connaître ses origines ».

● -Le respect de l’enfant : principe brandi par tous les camps, souvent instrumentalisé.

● -Le refus de toute pratique eugéniste : mais où commence l’eugénisme ?

● -Interdiction du clonage reproductif : mais thérapeutique ?

● -Interdiction de provoquer délibérément la mort : d’où la proposition de légaliser l’euthanasie sous conditions.

● -Le coût pour l’argent public.

● -La responsabilité en cas de non-respect de ces principes.

Le 29 mars, une stratégie d’obstruction de l’UMP fait reporter l’examen d’une proposition de loi autorisant la recherche sur l’embryon et les cellules-souches embryonnaires. Un serpent de mer. Lors de la dernière révision des lois de bioéthique, en 2011, cette question polémique – peut-on produire des embryons pour la recherche ? – sortait par la porte. Elle revient par la fenêtre : déposée par le Parti radical de gauche et votée en première lecture au Sénat le 4 décembre 2012, cette proposition de loi visait à substituer à l’interdiction avec dérogation un régime d’autorisation sous conditions. Un des engagements du candidat François Hollande. La France serait en retard, ses laboratoires insuffisamment compétitifs, ses chercheurs bloqués par la loi, et les perspectives thérapeutiques alléchantes. « Mais pourquoi tester sur l’embryon ou les cellules-souches embryonnaires [CSE] ce qu’on n’a pas encore testé sur l’animal ? », interroge le biologiste Jacques Testart. Et pourquoi ne pas développer la recherche sur les cellules humaines induites pluripotentes (iPS). Fabriquées en laboratoire à partir de cellules de peau adultes, elles feraient concurrence aux CSE et ne poseraient pas de problème éthique. Mais elles coûteraient plus cher. « Recherche sur l’embryon humain   *: business ou santé publique*   ? », interrogent Laurent Aventin, économiste de la santé, Alexandra Henrion-Caude, chercheuse à l’Inserm, et Alain Privat, ancien chercheur à l’Inserm ( le Monde, 25   mai   2011). « La notion de “progrès thérapeutique” associée à ces recherches et l’affichage de mécanismes de contrôle comme ceux de l’Agence de biomédecine et de l’Afssaps alimentent un sentiment de confiance. Initialement en filigrane, les enjeux véritables de ces recherches, portés notamment par les Entreprises du médicament, émergent. Ils sont d’abord commerciaux et ils sont considérables. » Développer un nouveau médicament « prend 15 ans et coûte environ 650 millions de dollars », estiment-ils. « Cela signifie qu’en utilisant les cellules-souches embryonnaires pour tester de nouvelles molécules, l’industrie pharmaceutique pourrait réduire ses investissements sur les essais en supprimant les étapes coûteuses, notamment sur le modèle animal. L’industrie pharmaceutique pourrait économiser environ 8 milliards par an. » Argument que les principaux intéressés confirment. Comme Marc Peschanski, directeur scientifique de l’Institut des cellules-souches pour le traitement et l’étude des maladies monogéniques (I-Stem), auditionné par l’Assemblée (8 juillet 2010) : « Pour l’industrie pharmaceutique, demandeuse de nouveaux modèles, les cellules souches embryonnaires constituent un nouveau moyen de tester les molécules, plus proche de la réalité physiologique. Son objectif est tout d’abord de diminuer le coût de l’innovation, donc le prix des médicaments, et d’une manière générale ses coûts de production.  […] Les grands laboratoires investissent massivement dans ce domaine, hélas, pas en France, car la loi de bioéthique a interdit les recherches sur les cellules-souches embryonnaires, tout en assortissant cette interdiction d’un moratoire. » « De plus, poursuit Marc Peschanski, l’épée de Damoclès du principe d’une révision de cette loi tous les cinq   ans a conduit nombre de grands labos à choisir d’investir outre-Manche ou outre-Quiévrain, où ils ne craignent pas que leurs très lourds investissements puissent être remis en cause, ou que leurs recherches soient arrêtées du jour au lendemain. GlaxoSmithKline (GSK) a déjà investi à Shanghai plus d’une centaine de millions de dollars dans la recherche sur les cellules-souches pluripotentes. »

Tests génétiques

Les tests génétiques sont aussi l’enjeu de batailles. « On éprouve un vertige à la lecture du dernier avis (n° 120) du CCNE, alerte Patrick Vespieren, directeur du département de bioéthique médicale du centre Sèvres des Jésuites à Paris. Il porte sur le développement des “tests génétiques fœtaux sur sang maternel”  » et donne le feu vert à des tests de dépistage de la trisomie   21 sur des cellules fœtales présentes dans le sang maternel pendant la grossesse, via des séquenceurs. Ce qui permet notamment d’éviter des tests invasifs, anxiogènes et risqués comme l’amniocentèse. « Une révolution technologique est en marche », précise Patrick Vespieren, en signalant un piège : voir ce test, initialement réservé à quelque 24   000 cas à risques, proposé aux 700   000   femmes enceintes qui se prêtent chaque année au dépistage de la trisomie   21. Chacune pourra séquencer son fœtus et il sera possible de dépister un nombre important de maladies génétiques. Mais faudra-t-il examiner toutes les données ? Et comment réagir face aux risques révélés ? Cela ferait exploser les indications du dépistage prénatal   (DPN) et, du même coup, les revenus des laboratoires. « Le libéralisme existe aussi en bioéthique », rappelle-t-il. Ce que le biologiste Jacques Testart craint, pour sa part, c’est plutôt une explosion du diagnostic préimplantatoire   (DPI) : « Il est beaucoup plus facile et tentant d’intervenir sur une masse d’embryons dans des éprouvettes ! Mais on va peut-être devenir capables de fabriquer les ovules à volonté et ainsi de multiplier les embryons potentiellement analysables, faisant exploser la sélection suivant des facteurs de risques de pathologies, appuyés sur des tests génétiques, etc. Il faut se préparer à une révolution de la procréation. »

Procréation médicalement assistée

La réforme de l’assistance médicale à la procréation (AMP) devait être abordée dans la loi sur le mariage homosexuel. Recul ou stratégie : le gouvernement Hollande a jugé plus opportun de la reporter à l’automne, dans le cadre d’une loi générale sur la famille. Le CCNE prépare également un avis sur la question. Il sera assorti d’une consultation citoyenne. L’enjeu : statuer sur « l’AMP de convenance ». C’est-à-dire hors raison médicale, pour les couples homosexuels notamment. La gestation pour autrui (GPA) devrait aussi faire l’objet d’un avis. Le CCNE s’était exprimé en 1991 sur le sujet, en concluant : « La loi encadrant la pratique n’empêcherait pas les risques qu’elle vise à prévenir. » Comment le débat a-t-il évolué ? À suivre cet automne.

Publié dans le dossier
Le retour du gaz de schiste
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