Un garçon saisi par la mue

Avec la Nuit du capricorne, le jeune auteur Grégoire Carlé donne corps aux frémissements d’une enfance en voie d’achèvement.

Marion Dumand  • 9 mai 2013 abonné·es

«Une chaude nuit d’été. Les années 90, le vide des banlieues résidentielles, leurs squares, leurs canaux endormis. » Voilà : le cadre est planté dès les deux premières phrases. Autour des pavillons, on voit presque les arbres bruire. De fines lignes horizontales parcourent les surfaces claires, les aplats noirs absorbent les angles, les tuiles des toits sont pattes de mouche à l’encre de Chine. La nuit de Grégoire Carlé est tombée. Pas n’importe laquelle, non, la Nuit du capricorne. Rongeur de bois et creuseur de galeries, cet insecte ouvre l’album et perturbe le calme. Un jeune garçon l’écoute, aux prises avec son propre dédale. Ne plus être enfant sans être adulte, ni même adolescent. Faire son chemin et le découvrir solitaire.

La « nuit du capricorne », il ne se passe rien et il se passe tout. Discrètement. La banlieue résidentielle y est un motif observé d’une fenêtre : maison, buisson, gazon, maison, buisson, gazon… Cette normalité permet à Grégoire Carlé de porter son attention sur le moindre frémissement, d’examiner la moindre embardée de cet âge où on bascule. Aller se baigner, c’est découvrir une solitude nouvelle. On n’est plus enfant embarqué dans des jeux faisant appel à l’imaginaire ; l’intimité nous découvre le monde alentour par la perception. Les sens sont à l’affût, et le dessin les raconte bien : il y a d’abord la forêt dense, qui emprisonne, entrave, puis un serpent d’eau dont le corps occupe toute une planche, et avec lui écailles, mouvements, froid, silence… Viennent enfin l’eau, la vase, la peau qui frissonne, les pieds sur les galets, le parfum de menthe aquatique. Et cette rivière qui dégage « un fumet musqué qui fait tourner la tête et donne de drôles d’idées ».

La banlieue est un monde médian, coincé quelque part entre ville et campagne. Il faut l’explorer, le parcourir, en découvrir les culs-de-sac, sans adultes, sans personne. Tout y est prétexte. Car ce qui importe, comprend-on avec le recul, ce n’est pas tant d’être à un concert de rock que d’en revenir seul. Parcourir à pied, pour la première fois, des lieux survolés de jour et en découvrir les noctambules habitués : prostituées et ragondin. Ce qui importe, ce n’est pas tant le point de départ et le point d’arrivée, c’est le parcours. En banlieue comme dans la mythologie : « Il paraît que, dans son labyrinthe, Dédale fit en sorte non pas que l’on ne puisse pas mais que l’on ne veuille pas en sortir. » À l’image du labyrinthe, la Nuit du capricorne est plein d’intersections, et il n’y a pas lieu de choisir. Mieux vaut savourer l’éphémère et le poétique. Coexistent donc dans la tête du garçon – et dans les planches de Carlé – quartier résidentiel et poster de rock, nature et animaux, mythologie et monstres. Un réverbère peut se transformer en poisson des abysses, un gars menaçant en insecte prédateur. Tout s’entrelace avec humour, et Ulysse interpelle Philoctète : « Mais vas-y, on fait pas toujours ce qu’on veut, bordel ! » Avec angoisse aussi, quand la Chimère s’annonce sous la prétendue égalité des chances.

Si le narrateur n’a rien oublié, ni des sens ni des sentiments, il n’a plus l’innocence du jeune garçon. Il n’en a plus la langue mal affûtée. Au contraire, pour lui redonner vie, il fait preuve d’une grande finesse. Ses pensées ont la précision de son vocabulaire : la chauve-souris est « pipistrelle », le haut d’une forêt « canopée », et surtout « exuvie » le restant d’une mue. Après Baku, sa première et déjà très réussie bande dessinée, Grégoire Carlé a choisi une belle simplicité. Le dessin est moins baroque et le contour des cases plus présent. La maîtrise est grande, qui sait se faire oublier et nous entraîner dans des nuits d’été vibrantes d’un rien, là où se sont déployées nos métamorphoses.

Littérature
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