Georges Corm : « Je ne vois pas de solution politique dans l’immédiat »

Georges Corm propose une analyse favorable au régime syrien. Une pièce dans un dossier complexe.

Denis Sieffert  • 6 juin 2013 abonné·es

Dans une affaire aussi compliquée et douloureuse que la révolution syrienne, il nous a semblé nécessaire de donner la parole à un autre point de vue que celui que nous défendons dans ce journal, notamment au travers des analyses de Jean-Pierre Filiu ( Politis n° 1254) et de Farouk Mardam-Bey (n° 1244). Nous avons donc sollicité Georges Corm, dont nous apprécions par ailleurs les analyses économiques et les ouvrages historiques sur le Proche-Orient.

Comment évaluez-vous la situation sur le terrain aujourd’hui ?

Georges Corm :  Les insurgés ont subi beaucoup de revers après les succès d’offensives diverses, notamment dans les villes. Il reste que l’armée officielle, en dépit des progrès récents, ne contrôle pas les très longues frontières du pays avec l’Irak, la Turquie, la Jordanie et le Liban, par lesquelles les combattants viennent de l’extérieur de la Syrie. Il semble de plus en plus que la majorité des combattants anti-régime constitue une internationale de guerriers de nombreux pays musulmans, animés d’une idéologie religieuse simpliste et radicale qui ne fait pas dans la nuance, et dont les pratiques ont contribué à ce que de larges pans de la population ne rejoignent pas ce que l’on appelle l’opposition. Toutefois, tant que durera cet afflux de combattants à travers des frontières que l’État syrien ne contrôle plus beaucoup, le conflit s’éternisera et causera encore plus de souffrances humaines et de destructions matérielles. À la grande joie des entrepreneurs de béton armé et des riches spéculateurs financiers arabes, notamment ceux des royautés et émirats pétroliers, qui se précipiteront sur une Syrie devenue exsangue et appauvrie, au prétexte de la reconstruction. Nous l’avons déjà vécu au Liban après quinze ans de violences continues (1975-1990) ; mais aussi en Irak depuis l’invasion américaine.

La grille de lecture géostratégique régionale n’a-t-elle pas l’inconvénient de gommer la réalité d’une révolution qui s’inscrit dans le prolongement des autres révolutions arabes ?

Les mouvements de révolte syriens sont restés partiels, à la différence de ce qui a pu se passer en Égypte et en Tunisie ou au Yémen, où on a assisté à des manifestations grandioses rassemblant toutes les catégories sociales et toutes les tranches d’âge, ainsi qu’un nombre très impressionnant de femmes. Dans ces pays, les manifestants sont restés pacifiques et ont payé un lourd tribut en vies humaines du fait des répressions policières. En Syrie, les manifestations anti-régime – qui ont d’ailleurs disparu du paysage très rapidement – ont surtout été le fait de ruraux pauvres, délaissés par le régime au cours des dernières années, alors qu’autrefois ils avaient constitué sa base. Les manifestations ont d’ailleurs surtout eu lieu dans les périphéries rurales contiguës aux frontières poreuses avec la Jordanie (Dera’a), la Turquie (Idlib, Jisr al-Shoughour par exemple) ou le Liban (Homs, Qusair). Les seules manifestations de masse qui aient eu lieu, notamment en 2011, l’ont été en faveur du régime et se sont produites dans les grandes villes.

En l’état actuel, voyez-vous la possibilité d’une solution politique ?

Non, je ne vois pas de solution politique dans l’immédiat. Il y a de grandes manœuvres diplomatiques entre les États-Unis et la Russie, mais elles sont destinées à faire gagner du temps dans l’espoir d’une victoire sur le terrain de l’une ou de l’autre partie au conflit, désormais internationalisé, qui échappe aux seuls acteurs locaux. N’oublions pas les ingérences flagrantes de la Turquie, du Qatar, de l’Arabie saoudite, de la France et de l’Angleterre, qui financent et arment les différents groupes de combattants islamistes ou autres, ainsi que les bombardements israéliens sur les installations militaires officielles. Quant au départ de Bachar Al-Assad, qui jouit encore de popularité dans son pays, même si c’est souvent par peur du chaos qui pourrait s’installer ou des guerriers islamistes venus de l’extérieur pour beaucoup d’entre eux, il faudrait – dans une vraie logique démocratique – que ce départ ait lieu après la prochaine élection présidentielle, qui déterminerait si le chef de l’État jouit encore de l’appui d’une majorité de la population. Il faut en tout cas éviter, si l’on cherche à épargner à la société syrienne le sort terrible subi par la société irakienne, l’effondrement total de l’État et une chasse aux sorcières, sous prétexte d’éradiquer l’influence du parti au pouvoir depuis quarante ans, le Baath.

Quelles sont les conséquences du conflit syrien sur le Liban ?

Elles sont nombreuses et dangereuses. N’oublions pas que les événements dramatiques de Syrie sont intervenus dans un contexte de polarisation extrême de la vie politique libanaise entre deux coalitions politiques opposées. Celle dite « du 14-Mars », dirigée par le Courant du futur (fondé par l’ex-Premier ministre, Rafic Hariri, assassiné en 2005), est foncièrement hostile à l’axe Iran-Syrie-Hezbollah libanais, qualifié de « chiite » par ses ennemis ; elle est aussi très proche des thèses européennes et américaines concernant le Moyen-Orient ; elle est en outre cliente de l’Arabie saoudite. L’autre coalition est celle dite « du 8-Mars », composée essentiellement du Hezbollah, du Courant patriotique libre du général Michel Aoun, qui représente aujourd’hui le plus grand parti politique chrétien au Liban, en sus du mouvement Amal et d’autres petits partis politiques laïcs ; cette coalition est hostile à la politique américaine au Moyen-Orient et au soutien sans limite qu’elle accorde à la politique israélienne, laquelle continue de déposséder les Palestiniens du peu de territoire qui leur reste. Aussi cette coalition se sent-elle proche de l’axe irano-syrien qui s’oppose aux États-Unis et a aidé le Hezbollah à libérer le Liban de vingt-deux ans d’occupation de l’armée israélienne au sud du Liban (1978-2000), lequel, grâce à cette aide continue, a si bien résisté au cours de l’été 2006 à trente-trois jours de bombardements de l’armée israélienne, qui tentait d’éradiquer la présence militaire du Hezbollah. Enfin, un courant islamiste radical sunnite au Liban se développe et s’arme, et conteste l’existence du Hezbollah ; il a acquis une position d’influence dans les deux grandes villes de Tripoli et de Saïda. C’est donc une situation hautement inflammable. Mais on peut constater que la grande majorité de la population libanaise, dans sa composante sunnite, chiite ou chrétienne, garde un comportement pacifique et ne réagit pas à différents actes de provocation de nature communautaire. Cela me paraît une différence majeure avec la situation qui prévalait à la veille de l’éclatement généralisé des violences en 1975, où le sujet de discorde principal était alors l’existence des mouvements armés palestiniens au Liban. Plus inquiétante cependant est l’insécurité grandissante dans les zones contiguës à la Syrie, où des roquettes en provenance des combats en Syrie peuvent s’abattre sur des villages et faire des victimes. En sus du fait que des soldats de l’armée libanaise, la seule vraie force de maintien de l’ordre au Liban, peuvent être attaqués et tués par les éléments armés libanais qui soutiennent les insurgés en Syrie.

Monde
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