Mouche du coche

La Commission européenne ne nous dit pas seulement qu’il faut résorber le déficit, elle nous dit comment cela doit se faire, et aux dépens de qui.

Denis Sieffert  • 6 juin 2013 abonné·es

On connaît la fable de La Fontaine : elle nous conte une histoire d’attelage en difficulté et de chevaux qui peinent à tirer le coche sur un chemin « montant et sablonneux ». Survient une mouche qui prétend les aider en bourdonnant au-dessus des naseaux des équidés. Et lorsque l’attelage retrouve la cadence, c’est elle, la mouche, qui s’en « attribue la gloire ». Comme la mouche, certaines gens, conclut La Fontaine, « font partout les nécessaires ». Les bonnes fables ont ça de bien qu’elles ont toujours une actualité. Celle-ci nous est revenue en mémoire l’autre jour, quand nous avons entendu François Hollande répliquer à la Commission de Bruxelles qu’elle « n’a pas à nous dicter ce que nous devons faire ». Avant d’ajouter que, de toute façon, nous étions justement en train de faire ce que la Commission exige…

La question est de savoir qui, dans cette histoire, est la mouche et qui est le coche ? Ou, pour le dire autrement, qui décide de la politique de la France ? Il suffit pour répondre à cette question de consulter le fameux traité de Lisbonne dont la ratification par notre pays en 2009 avait été rendue possible, on s’en souvient, par l’abstention des parlementaires socialistes. Le texte nous dit que « le Conseil, sur recommandation de la Commission, élabore un projet pour les grandes orientations des politiques économiques des États membres ». Puis que ledit Conseil « surveille l’évolution », et que, le cas échéant, il « rend publiques » ses recommandations. S’ensuit une batterie de sanctions si l’État récalcitrant n’obtempère pas. C’est un peu moins plaisant qu’une fable de La Fontaine, mais c’est tout aussi clair. Il n’y a donc pas lieu de faire l’étonné. Ce sont ces textes dont nous subissons aujourd’hui les effets. Certes, François Hollande a encore l’occasion de montrer que le cocher de l’attelage, c’est lui, et que José Manuel Barroso est la mouche du coche. Il lui suffirait pour cela de rejeter le diktat de Bruxelles sur les retraites, puisque tel est bien le sujet principal des fameuses « recommandations » émises le 29 mai par la Commission européenne. Mais le président de la République a déjà suffisamment dit ce qu’il comptait faire pour que l’on n’ait plus d’illusions sur la suite des événements.

La pression, il est vrai, est énorme. Car il n’y a pas que Bruxelles. La Cour des comptes, que préside le socialiste Didier Migaud, pousse dans la même voie. Nous sommes entrés dans l’ère des « experts », des « comptables » et des technocrates. Et cela, sans débats, sans même que soit attirée notre attention citoyenne. Ce qui frappe dans cette histoire de « recommandations » (bel euphémisme !), c’est évidemment le ton comminatoire des « experts » bruxellois. La Commission européenne ne nous dit pas seulement qu’il faut résorber le déficit, elle nous dit comment cela doit se faire, et aux dépens de qui. On ne prend plus de gants pour dire qui commande et qui exécute. Ce qui en dit long sur la crise politique dans laquelle nous sommes englués. Que l’on nous comprenne bien : il ne s’agit même plus ici d’ajouter notre contribution (hebdomadaire) au « Hollande bashing », mais de s’interroger sur un système qui transforme nos débats politiques en théâtre d’ombres, et nos campagnes électorales en simulacres. Nous avons suffisamment recensé les promesses de campagne non tenues, et les reculades du tandem Hollande-Ayrault, pour poser aujourd’hui la question d’un autre point de vue.

Voilà un an, la France votait. Et il est peu probable que la majorité de gauche qui l’a emporté ait voté pour les « recommandations » de la Commission européenne. C’est donc aujourd’hui notre système démocratique qui est bafoué. Et il ne l’est pas par François Hollande, ou pas seulement. En vérité, cela fait trente ans que, peu à peu, l’Union européenne prive les peuples des attributs de la démocratie. Et on ne voit pas très bien en quoi le « gouvernement de la zone euro », préconisé par François Hollande, et accepté avec empressement par Angela Merkel, pourrait corriger cet état de chose. Bien au contraire. Pas une once de démocratie n’est réintroduite dans ce projet. Or, nous savons vers quelle alternative nous conduit cette dictature molle des « élites » néolibérales : c’est l’augmentation du nombre de chômeurs (version française) ou de travailleurs pauvres (version allemande) [^2]. Il faut espérer que les élections européennes qui se dérouleront dans un an seront l’occasion de poser clairement la question démocratique. Et, pour la vraie gauche, de faire émerger un projet européen qui réintroduise le peuple dans un processus dont il est à la fois exclu et victime.

[^2]: Lire au sujet de la paupérisation de la société allemande le livre de Bruno Odent, Modèle allemand, une imposture , Le Temps des cerises, 205 p., 15 euros.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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