Fillon, le FN et le bijoutier

Par-delà la guerre des narcissismes et des ambitions, nous avons affaire à une tendance lourde qui n’a rien à voir avec le dérapage d’un politicien opportuniste.

Denis Sieffert  • 19 septembre 2013 abonné·es

Un institut de sondages nous a récemment infligé, étude à l’appui, une rude leçon de géométrie. Il en ressort que les électorats de l’UMP et du Front national se déplacent vers la droite, mais « parallèlement », c’est-à-dire sans jamais se rejoindre [^2]. Nos politologues géomètres trouvent tout de même plusieurs exceptions à la règle. Ils notent par exemple que les jeunes des deux mouvements ont tendance à se rejoindre. Et ils soulignent que les « thèmes traditionnels » du FN « imprègnent » de plus en plus l’électorat de l’UMP. Enfin, l’étude nous apprend que 47 % des sympathisants de l’UMP sont aujourd’hui partisans d’alliances locales avec le FN, contre 32 % il y a trois ans. Si les parallèles sont toujours parallèles, elles se rapprochent à grande vitesse… Il faut évidemment voir dans cette évolution le résultat des années Sarkozy. Mais, plus profondément encore, le fruit vénéneux d’une crise sociale et morale pour laquelle les grands partis traditionnels ne semblent avoir aucune réponse

C’est conscient de cette droitisation de son électorat potentiel que François Fillon a lâché sa petite phrase, renvoyant dos à dos le Front national et le Parti socialiste. Au fond, ce qui a peut-être le plus étonné, c’est que la petite phrase ait été prononcée… par François Fillon. Dans la représentation médiatique, l’ancien Premier ministre, avec sa raie sur le côté et son air coincé, joue le rôle du sage qui semble s’excuser d’avoir été l’homme lige de Nicolas Sarkozy. Face à lui, Copé occupe l’emploi du voyou, prêt à vendre père et mère pour une présidence de l’UMP. Et voilà que le premier dit ce que le second n’avait pas encore osé dire. Ce chassé-croisé a au moins un avantage : il montre que, par-delà la guerre des narcissismes et des ambitions, nous avons affaire à une tendance lourde qui n’a rien à voir avec le dérapage d’un politicien opportuniste. La fameuse digue qui séparait naguère le parti chiraquien du mouvement lepéniste est bien en train de céder. Au point que Fillon a estimé qu’il ne pouvait plus laisser son adversaire occuper seul l’aile droite du parti. Cette lame de fond, l’affaire du bijoutier de Nice la confirme. Ce n’est pas le fait divers lui-même qui mérite réflexion – il n’est ni le premier ni, hélas, le dernier du genre –, mais son exploitation politique, les déclarations conjuguées des responsables de droite et d’extrême droite, et la violence des réactions d’une partie de l’opinion. Ce qui est en jeu, c’est ni plus ni moins l’État de droit, c’est-à-dire ce sans quoi toute société humaine est impossible. Affirmer qu’il y a légitime défense lorsqu’un homme – fût-il victime d’une agression – tire dans le dos d’un autre qui s’enfuit, c’est rétablir la peine de mort, et c’est revendiquer un droit au lynchage.

L’inquiétude est encore plus grande lorsque des responsables politiques, des élus, comme Éric Ciotti et Christian Estrosi, amis de François Fillon, apportent crédit à cette revendication, jusqu’à prendre la tête d’une manifestation qui se termine devant le palais de justice. Manifester contre le droit était jusqu’à présent la marque de fabrique du seul Front national. On mesure ici les dégâts du sarkozysme. On se souvient de l’affaire Laetitia, en 2011, cette jeune femme violée et tuée par un meurtrier récidiviste. Le président de la République de l’époque s’en était pris violemment aux magistrats, inventant pour la circonstance le concept de « présumé coupable ». Le Front national, déjà, n’était pas loin. On a peut-être oublié en revanche une autre affaire de bijoutier qui s’était fait justice lui-même. C’était à Paris, en juillet 2012. Une pétition avait pareillement circulé, suggérant qu’on laisse de côté le droit au nom d’une conception extensible de la légitime défense. Un haut responsable politique l’avait signée : François Fillon. Entre cette prise de position et les œillades d’aujourd’hui en direction du Front national, reconnaissons-lui au moins une certaine cohérence.

Mais l’opportunisme et la démagogie ne sont pas les seules causes de la montée du Front national. Ni même les unes flatteuses que la presse accorde aux Le Pen. La cause profonde, il faut la chercher dans la continuité des politiques libérales, de droite à gauche. Ce sont les engagements de campagne non tenus, les discours ressassés selon lesquels il n’y aurait pas d’alternative, et le sentiment d’impuissance qui en résulte. C’est tout cela qui finit par conduire une partie de l’opinion à investir le Front national d’une mission de changement radical. Au cours de leur université d’été, les socialistes ont appelé à mener contre le parti d’extrême droite une bataille « idéologique et culturelle ». On a, une fois de plus, le sentiment d’une échappatoire quand le vrai combat serait social.

[^2]: Ifop, pour la Fondation Jean-Jaurès.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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