« la Vie d’Adèle » : Sur la passion, un cas d’école

Au-delà des polémiques, la Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, est un grand film à problèmes.

Christophe Kantcheff  • 9 octobre 2013 abonné·es

C’est l’une des nécessités de la machine médiatique que de se trouver des objets propices à alimenter le spectacle permanent dont elle est à la fois l’instigatrice et la bénéficiaire. Avec la Vie d’Adèle, chapitres 1 et 2 (son titre intégral), et les polémiques qui l’accompagnent, nous sommes incontestablement en présence de l’un de ces objets, et même d’un morceau de choix : rien de ce qui concerne le film, depuis sa projection cannoise, n’a échappé à l’hystérisation collective.

Ce fut d’abord sa réception critique à Cannes. La Vie d’Adèle y a écrasé tous les autres films, et ce dans une unanimité si imposante que nulle discussion ou nuance dans l’appréciation n’était intelligible. Puis ce fut le temps des règlements de comptes post-tournage et de leur médiatisation, qui, au moment où sort le film, n’est pas achevée. Celle-ci n’est pas sans déclencher un malaise, quelle que soit la mauvaise réputation d’Abdellatif Kechiche (qui n’est pas nouvelle, mais ses précédents films n’avaient pas obtenu de Palme d’or) sur sa manière de se comporter sur un tournage. Autrement dit : quand on évoque la Vie d’Adèle, faudrait-il donc obligatoirement crier au « chef-d’œuvre », qualifier Kechiche de « tortionnaire » ou faire appel, comme s’y est livré le réalisateur lui-même, à une lecture socio-ethnique des rapports de classes entre une actrice héritière (Léa Seydoux) et un cinéaste franco-tunisien d’origine modeste ? Peut-être pas. Une chose est sûre : avec la Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche montre qu’il est l’un des rares cinéastes français actuels à savoir transfigurer le naturalisme. Ce n’était pas toujours le cas avec ses films précédents, laissant parfois voir davantage d’intentions que de fulgurances. Rien de tel ici. Dans les moments les plus intenses du film, ce que Kechiche capte de ses comédiennes et ce que celles-ci ont été en mesure de lui donner – dont on ne saurait affirmer que la souffrance est la condition – touche une vérité profonde de leurs personnages. On est alors bien au-delà de la vraisemblance d’une passion amoureuse entre deux jeunes femmes, Adèle (Adèle Exarchopoulos) et Emma (Léa Seydoux), ou même d’un cinéma qui serait « criant de vérité ». On explore avec elles des étendues infinies de sensations et d’émotions qui étaient jusqu’ici inconnues d’elles et que la passion dévoile. Il s’agit d’un véritable partage d’expérience du film vers le spectateur – une expérience brûlante et singulière. Comme si le cinéma retrouvait là une de ses vocations, si difficile à atteindre. De ce point de vue, les scènes de fusion, dénuées de paroles, sont les plus flamboyantes – ce qui peut paraître paradoxal chez un cinéaste champion de la tchatche, au moins jusqu’à la Graine et le Mulet. Au premier rang desquelles les scènes de sexe, dont on a déjà beaucoup parlé, surtout sans les avoir vues.

Ces scènes ne sont pas étirées à plaisir, ou pour simplement obéir à un système, celui d’un cinéaste qui joue les prolongations pour obtenir un morceau de bravoure. Leur durée correspond à la nécessité de voyager avec Adèle et Emma au septième ciel. Les deux grands moments de sexe fou (comme on dit d’« amour fou ») racontent une aventure, celle de deux filles qui se découvrent charnellement et partent ensemble dans une jouissance inépuisable et toujours renouvelée. Les autres scènes de fusion se déroulent, si l’on ose dire, dans le regard d’Adèle quand elle songe à Emma ou pose ses yeux sur elle. Adèle n’a aucune distance par rapport à l’objet de son amour. Le récit du film pourrait se lire exclusivement sur le visage d’Adèle, en fonction des inflexions de celui-ci, de ses éclats et de ses ombres– et ce serait en soi un spectacle magnifique. Belle jeune femme avec encore des marques enfantines – que le cinéaste aime à filmer, comme cette bouche semi-ouverte –, Adèle Exarchopoulos rappelle, par sa présence déjà affirmée, Sandrine Bonnaire à ses débuts (chez Pialat, dans À nos amours ). La jeune comédienne est parfaite dans le rôle d’Adèle, qui découvre sa sexualité et passe d’un bonheur sans nom au pire désespoir. La Vie d’Adèle est l’histoire d’une métamorphose, un roman d’initiation, le récit du passage successivement voluptueux puis traumatisant de la condition de lycéenne au statut d’adulte. Emma, quant à elle, est le personnage « révélateur » d’Adèle, son point d’ancrage. Sous l’œil de la caméra, elle n’est pas traitée à égalité avec Adèle, dont le cinéaste épouse le point de vue – il ne s’agit pas, en effet, de la Vie d’Adèle et d’Emma. Mais il y a plus : le film va finalement prendre insidieusement parti pour Adèle contre Emma en raison des origines sociales plus élevées de celle-ci.

Un exemple : Emma, qui est peintre, encourage Adèle à avoir une activité artistique, « qui te rende vraiment heureuse », lui dit-elle, la vie d’institutrice à laquelle aspire son amoureuse lui semblant insuffisante, ce qui est une manière de la dévaloriser. Autre exemple : intransigeante et libérée, Emma dénonce les modes qui gouvernent, selon elle, les milieux artistiques pour finalement se retrouver exposée dans la plus importante galerie de Lille (où se déroule le film), ce qui suppose quelques concessions de sa part. Comment ne pas voir un jugement moral à l’égard d’Emma, qui n’existe pas dans la bande dessinée de Julie Maroh dont le film est adapté [^2], mais qui rejoint une forme de défiance chez Kechiche vis-à-vis de ce qui n’est pas durement acquis, humblement transmis ? Autrement dit, une condamnation des élites (artistiques ou pas) de la part d’un autodidacte, qui se fait sur le dos d’un personnage. Certains s’autorisent de cette lecture du film pour voir dans les propos de Léa Seydoux dénonçant l’attitude d’Abdellatif Kechiche sur le tournage une revanche de classe inversée, la « dominante » se retournant contre le « dominé » : le raccourci journalistique est trop commode pour être honnête. A contrario, la tendresse du cinéaste est manifeste pour Adèle, qui, malgré un profond désespoir amoureux, continue à assumer ses responsabilités d’institutrice, son métier relevant pour elle autant d’une mission que d’une bouée de sauvetage. La Vie d’Adèle pourrait ainsi constituer un lointain prolongement de l’Esquive – les deux films ayant également Marivaux en partage : les sentiments y sont douloureux, mais l’Éducation nationale est célébrée comme une gloire de la République.

[^2]: Le bleu est une couleur chaude , Julie Maroh, Glénat, nouvelle édition, 156 p., 17,50 euros.

Cinéma
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